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Entrées action et activité dans la recherche et dans les mémoires professionnels

Martine Dutoit et Jean-Marie Barbier

Publié le 22 janvier 2024 Mis à jour le 22 janvier 2024
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Le langage de la formation professionnelle : saturé par le vocabulaire de l’action/activité

Le constat parait particulièrement évident à l’époque contemporaine, marquée la culture de la professionnalisation (https://media.hal.science/ETHNO/hal-04293174v1) : le langage de la formation est surinvesti par le vocabulaire de l’action/activité. La formation n’est-elle pas une organisation d’activités ordonnée autour d’une intention ? cette intention n’est-elle pas de préparer à des activités professionnelles et/ou sociales ? sa conception n’obéit elle pas à la conduite d’un projet d’action ? Ce projet ne s’inscrit il pas dans des dynamiques d’acteurs ?

Ce vocabulaire est repris et érigé en conceptualisations et en vocabulaire de recherche et d’écriture par tous ceux qui ne distinguent pas conceptualisation pour l’organisation des actions et conceptualisation pour la description et l’analyse des actions. Selon L.Quéré « il y a confusion du thème et des ressources quand on se donne comme langage de description le langage dans lequel se constitue socialement ce qui est à analyser (…) or la sémantique naturelle de l’action (…) ne décrit pas la structure du champ pratique : elle le constitue ». https://books.openedition.org/editionsehess/25347?lang=fr. . Les objets de recherche sont distincts des désignations sociales qui rendent compte des intentions d’acteurs.

Cette saturation par le langage de l’action est commune à tous les champs professionnels donnant à la recherche et à l’écriture sur les activités une place centrale comme outil de formation : on constate le même phénomène dans le champ de l’ergonomie, de la gestion, de la santé, de la productique, des arts etc.

Quelques raisons de ce constat : comme les autres ‘disciplines professionnelles’ la formation est à la fois un champ de recherches et un champ de pratiques, et son développement s’inscrit dans un mouvement de professionnalisation de l’enseignement supérieur qui gagne progressivement toute la société. Les recherches sont à la fois ‘impliquantes’ et ‘appliquées’. Voies d’action, voies de formation, voies de recherche et voies de transformation des organisations paraissent se confondre.

Une exigence de conceptualisation

Que l’on soit dans la recherche ou dans l’écriture de mémoires professionnels, on note une exigence commune : l’exigence de conceptualisation.

La conceptualisation peut être définie comme une activité spécifique de construction de représentations et d’énoncés relatifs à l’objet de recherche et d’écriture, le plus souvent une activité professionnelle. Conceptualiser, c’est saisir ensemble plusieurs représentations (cum capio : je prends avec).

En fait, deux types de conceptualisations https://www.innovation-pedagogique.fr/article13666.html

Mais à analyser les textes de recherche et d’écriture sur les activités, on constate qu’ils comportent en fait deux types de conceptualisations du monde et de sa transformation :

1. Des représentations et des énoncés relatifs à la conduite des actions  : explicitation des actions, identification/énonciation des démarches d’accomplissement des activités, cours d’action, didactique de l’activité, offre de signification relative au développement de l’action, élaboration de projet.

Ces représentations et énoncés sont relatifs notamment à la résolution et au dépassement de problèmes, au franchissement d’obstacles, à la solution de crises, au passage de ‘transitions’.

On peut les analyser comme des démarches d’optimisation des actions https://www.innovation-pedagogique.fr/article7389.html . Ce sont des actions ayant pour intention d’accroitre l’efficacité ou l’efficience d’une autre action. L’optimisation est une action sur une action. C’est le cas par exemple des analyses de besoins, des études de problème, des définitions d’objectifs, des évaluations d’action et des évaluations stratégiques.

Ces représentations et ces énoncés se caractérisent par le fait qu’ils sont produits par la mise en lien de représentations d’existants et de représentations de souhaitables , de désirables (cf. Elaboration de projets et planification https://gallica.bnf.fr/ark :/12148/bpt6k4814442z.texteImage).

2. Des représentations et des énoncés relatifs au fonctionnement des processus en cours lors de l’engagement et du développement des activités des sujets : sur les conditions de leur émergence, sur leurs résultantes, sur leurs articulations réciproques tout au long de l’existence des sujets.

Ces représentations et ces énoncés s’intéressent par exemple :

- À l’expérience comme transformation conjointe de l’activité et du sujet en activité https://www.innovation-pedagogique.fr/article11987.html

- Mais aussi plus généralement à toutes les transformations conjointes se produisant à l’occasion de l’activité d’un sujet comme par exemple l’action de création qui est à la fois transformation d’activité (le travail de création), transformation du produit de l’activité (l’œuvre) et transformation du sujet en activité (le créateur) https://www.innovation-pedagogique.fr/article8082.html

- Selon la conception d’inspiration deweyenne, à l’apprentissage comme transformation d’habitudes d’activité https://theses.hal.science/tel-00770981/file/ThA_se_-_J._-_Thievenaz_-_V_-_finale.pdf , ce qui oblige à penser à la fois le déjà-là de l’activité et les résultantes de l’activité, au-delà des résultats

- À l’articulation entre conception située et conception situante de l’activité (voir Astier https://www.persee.fr/doc/refor_0988-1824_2003_num_42_1_1828)

- Au caractère à la fois induit et inducteur de l’activité https://www.innovation-pedagogique.fr/article12409.html

Un courant centré sur l’analyse de l’activité comme processus distinct de la conduite de l’action a été initié en 2003 par Marc Durand et un des auteurs de ce texte dans le cadre d’un numéro de la revue Recherche et Formation https://www.persee.fr/doc/refor_0988-1824_2003_num_42_1_1831. Il a été approfondi en 2013 dans le cadre d’un numéro consacré au 10ème anniversaire de la revue Savoirs https://www.cairn.info/revue-savoirs-2013-3-page-9.htm. Puis repris encore dans un autre numéro de Savoirs, consacré à la comparaison entrée action/entrée activité, pour le 20ème anniversaire de la revue https://www.cairn.info/revue-savoirs-2023-1-page-81.htm

Ces conceptualisations différencient l’action et l’activité comme objet d’intérêt https://www.innovation-pedagogique.fr/article9338.html

1. L’action peut être définie comme impliquant obligatoirement une intention d’acteur, en rapport avec l’attention portée à son organisation et à sa conduite. Elle peut être définie comme une organisation singulière de formes régulières d’activités (voir action in : https://www.puf.com/vocabulaire-danalyse-des-activites-0). C’est une configuration singulière https://www.innovation-pedagogique.fr/article14355.html. Elle présente une unité de fonction, de signification et de sens pour les sujets qui y sont engagés et leurs partenaires.

Le fait de privilégier l’action est caractéristique des sociétés occidentales qui promeuvent dans le même temps action et sujet de l’action. Le sujet se pense comme sujet lorsqu’il se représente comme étant la cause de ses propres actions (cf. la notion de causalité interne en psychologie https://www.cairn.info/emotion-et-cognitions—9782804139902-page-167.htm ).

Les conceptualisations d’action sont des mises en relation de représentations de faits ou d’existants et de représentations de souhaitables comme il apparait dans la notion de projet situé ou dans l’implémentation de projets.

Dans la conduite de leur existence les sujets produisent sans cesse de telles représentations associant désirs d’action, désirs d’être, et confrontations avec des figurations d’existants.

2. L’activité, définie au sens strict comme l’ensemble des processus par lesquels et dans lesquels est engagé un être vivant, notamment un sujet humain, individuel ou collectif, dans ses rapports avec son environnement (physique, social et/ou mental) et transformation de lui-même s’opérant à cette occasion (voir activité in : https://www.puf.com/content/Vocabulaire_danalyse_des_activit%C3%A9s). Elle est à la fois processus de transformation du monde et de soi transformant le monde. C’est aussi dans le même temps un processus de perception du monde et de soi transformant le monde, comme on le constate à propos de ces êtres vivants que sont les organismes unicellulaires, dont les fonctions ne sont pas assurées par des organes différents.

L’activité s’analyse comme telle avec d’autres outils que les outils d’organisation de l’action par le sujet. Ces outils sont moins familiers aux sujets que les outils d’organisation de l’action, mais ils permettent des énoncés sur les processus en cours mettant en relation des faits avec d’autres faits.

Écrits de recherche et écrits de formation, consacrés aux activités/actions, mêlent habituellement plusieurs types de conceptualisations.

Les écrits de recherche et les mémoires professionnels, qu’ils soient adressés à des académiques, à des professionnels expérimentés, à des pairs ou à des communautés mixtes, rendent compte de l’ensemble des démarches intellectuelles engagées pour comprendre et transformer les activités/actions professionnelles mises en objet.

On constate dans ces écrits la coprésence de conceptualisations de statut épistémologique différent (les activités coprésentes dans les actions de recherche https://labiennale-education.eu/la-biennale/breves-de-recherche/#archives )

1.Des activités d’identification, qui ont comme résultat spécifique la production d’énoncés sur des existants . Elles correspondent pour une grande part à ce qu’on appelle en recherche le travail empirique. Les activités d’identification correspondent sur le plan mental aux activités de reconnaissance, avec lesquelles elles sont souvent associées.

2. Des activités d’analyse, qui ont comme résultat spécifique la production d’énoncés sur des liens entre des existants . Ces activités consistent à traiter de liens constatables ou constatés entre données recueillies. Elles correspondent sur le plan mental à des activités de compréhension.

3. Des activités de théorisation, qui ont comme résultat spécifique la production d’énoncés sur des relations entre des liens construits entre des existants constatés, et des constructions conceptuelles plus larges . Ces activités correspondent, sur le plan mental, aux activités d’interprétation. Il s’agit d’énoncer une architecture d’ensemble d’outils conceptuels, ce qui est la définition même du mot théorie.

4. Des activités de finalisation qui ont comme résultat spécifique la production d’énoncés attributifs de valeur sur les processus de transformation du monde et singulièrement sur les actions humaines, y compris les activités de recherche.

Ces attributions de valeur peuvent être de deux types : attributions de valeur anticipatrices par rapport à l’action pouvant déboucher sur la définition d’objectifs et de projets ; des attributions de valeurs rétrospectives par rapport à l’action, notamment tous les discours de type évaluatif.

5. Des activités d’argumentation qui ont comme spécificité de produire des énoncés à intention et à effet d’influence sur les destinataires en vue de favoriser chez ces derniers des constructions mentales relatives à l’intérêt, à la validité de ces énoncés, et au respect des règles de la communauté destinataire. Cette dimension d’argumentation apparait en particulier dans la ‘logique d’exposition’ de la recherche, notamment lors de soutenance devant des jurys.

Les dominantes d’intention et d’organisation d’activités

La littérature sur les démarches de recherche et d’écriture sur les activités dans les champs de pratiques est considérable. Pour l’essentiel, elle est de type prescriptif. Les voies proposées sont éminemment variables. Les lecteurs sont invités à choisir entre différents ‘paradigmes’ ou méthodologies globales, avant même les démarches empiriques, ce qui les conduit de fait à de simples identifications à tel ou tel courant en vogue…

En nous intéressant à la question des intentions poursuivies à travers les organisations de recherche et d’écriture , il est possible cependant de repérer quelques invariants susceptibles d’ordonner cette diversité intentionnelle. En retenant en particulier la fonction souhaitée des énoncés produits, et en nous appuyant sur les conceptualisations précédemment distinguées, il est possible de faire apparaître trois types dominants d’organisation https://www.innovation-pedagogique.fr/article11010.html :

1. Des actions ayant pour intention dominante d’établir des données.
Ces actions se présentent comme des ensembles d’activités organisées autour de la production de savoirs factuels ou de savoirs descriptifs  : établissements de faits, mise à jour de phénomènes, découvertes, définition de caractères, mesures, classements, événements ou chaines d’événements.
Les disciplines et sous-disciplines qui leur sont consacrées sont repérables car on leur adjoint fréquemment la terminaison -graphie. Elles constituent des points d’appui pour d’autres recherches ou actions et se développent en particulier quand est diagnostiqué un déficit d’information ou de documentation. Le lexique qu’elles utilisent tend à être univoque, relatif à des existants ; elles pratiquent le contrôle des sources ; lorsqu’elles mettent en œuvre des hypothèses, ce qui n’est pas souvent le cas, ces actions formulent des hypothèses d’existence.

2. Des actions ayant pour intention dominante de produire de l’intelligibilité.
Ces actions se présentent comme des ensembles d’activités organisées en vue de la production d’énoncés inédits sur des liens entre des existants, qualifiables de savoirs d’intelligibilité. Ces actions sont au cœur de l’organisation des espaces de recherche entendus comme organisations scientifiques. On constate qu’historiquement , à partir du 19ème siècle, bon nombre de ces espaces ont été affectés de la terminaison -logie et se décrivent en termes de disciplines ‘scientifiques’. L’objet de la recherche est circonscrit par délimitation de la partie de l’univers physique et social qu’il s’agit de mieux comprendre. Cet objet est lié à un problème d’action, mais après transformation de ce problème d’action en problème de compréhension et d’analyse. Lorsque ces actions mettent en œuvre des hypothèses, ce qui est fréquent, ces hypothèses se présentent somme des hypothèses de lecture du réel, c’est-à-dire de relations de variation entre plusieurs existants.

3. Des actions ayant pour intention dominante de produire de l’optimisation
Ces actions se présentent comme des ensembles intentionnels d’activités spécifiquement organisées en vue de la production d’énoncés inédits relatifs à la conduite d’actions de transformation du monde, énoncés qualifiables éventuellement de savoirs opératifs, de savoirs procéduraux, de savoirs professionnels.
De nombreuses actions impulsées par des organisations économiques et sociales peuvent avoir de tels buts : c’est le cas notamment des recherches professionnelles et notamment des recherches pédagogiques, des thèmes consacrées à la mise au point d’outils, des recherches dites finalisées, des recherches évaluatives, des recherches-expérimentations, des évaluations de politiques. Les unes peuvent avoir comme but un diagnostic et/ou une prévision de l’évolution, et pour intention dominante la définition d’objectifs ; les autres la conception de plan, de programmes, de stratégies ; d’autres encore l’évaluation : analyses rétrospectives, expérimentations, bilans, évaluations de méthodes, de politiques. Les recherches évaluatives en particulier connaissent un grand essor : elles sont quelquefois labellisées ’évaluations scientifiques’, ce qui, au sens littéral, est une contradiction, puisqu’elles se situent par rapport à des objectifs mais dont la fonction sociale d’imposition est évidente.
À l’origine de ces recherches, on trouve obligatoirement un engagement préexistant dans une action de transformation du monde. Le lexique utilisé par ces actions se conclut par des énoncés finalisants. Les usages les plus immédiats des recherches en optimisation concernent la conduite de l’action. Elles sont donc susceptibles de favoriser la production directe de changements.

Les produits situés de recherche et d’écriture sur les activités : des configurations de conceptualisations

Ces différentes formes de recherche et d’écriture, distinctes dans leurs intentions, et donc dans leur organisation, ne fonctionnent pas néanmoins comme des processus indépendants.
Les actions d’établissement de données non seulement ‘alimentent’ les projets de transformation du monde et participent à la communication de savoirs, mais elles contribuent très directement aux autres formes d’action de recherche et d’écriture. Les actions d’intelligibilité et notamment les recherches comportent non seulement des moments explicites d’établissement de données mais elles prennent sens plus largement par rapport à des processus de transformation du monde (analyser la recherche aussi comme une action https://crf.hypotheses.org/816 ). Elles ont beaucoup d’effets sur ceux qui s’y engagent.
Les actions en optimisation comportent des moments explicites de production de savoirs factuels ou d’intelligibilité ; elles ont également des effets importants sur ceux qui s’y engagent, raison pour laquelle les mémoires sont utilisés comme outils de formation. Ils produisent des compétences complexes. On constate des phénomènes constants de transposition de savoirs d’intelligibilité en savoirs opératifs et réciproquement.

La poly fonctionnalité des actions de recherche et d’écriture sur les activités

On fait donc à propos des dispositifs de recherche et d’écriture le même constat qu’à propos des dispositifs de formation proprement dits. Ce n’est pas par ce qu’ils sont centrés sur des résultats, par exemple des savoirs, des savoirs faire ou des savoirs-être, qu’ils ne produisent pas en même temps des effets sur le fonctionnement d’ensemble des sujets humains. Le fait que ces actions conduisent à la mise en place de dispositifs susceptibles d’engager les activités des sujets humains fait qu’ils produisent en fait des transformations beaucoup plus larges que celles qu’ils prétendent produire. Il y a loin des intentions et résultats aux résultantes et effets.

RESUMÉ

On peut parler de poly fonctionnalité des dispositifs de recherche et d’écriture sur les activités, tant en ce qui concerne la production de savoirs, que l’action et que la construction des sujets.
Même si elles sont guidées par des intentions précises, les actions produisent d’autres résultats et effets que ceux qu’elles sont censées produire. Les actions de recherche et d’écriture favorisent à l’évidence chez ceux qui les engagent l’exercice d’activités discursives et mentales sur leur propre activité, largement transférées par la suite.
La fonction dominante de la recherche et de l’écriture sur les pratiques n’est-elle pas finalement une fonction de formation, de professionnalisation et plus largement d’influence sur la construction des sujets professionnels et sociaux. Et n’en est-il pas de même des recherches-interventions ?

Licence : CC by-sa


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