- | Formation ,
Enseignement professionnel // Formation professionnelle ?
Martine Dutoit et Jean-Marie Barbier
©Pixabay
Alors que leurs enjeux sociaux déclarés sont largement les mêmes : préparer à un métier ou développer les compétences nécessaires à son exercice, enseignement professionnel et formation professionnelle apparaissent en France, aux yeux des acteurs concernés, essentiellement comme deux grands types de dispositifs hétérogènes.
1. L’un est décrit essentiellement en termes de contenus et de savoirs transmis : l’enseignement professionnel ou l’enseignement technique, intégré à ce qu’il est aussi convenu d’appeler le système éducatif. S’y investissent tout particulièrement les établissements du même nom.
Les savoirs qui y sont transmis, les contenus qu’ils déclinent, sont, pour l’essentiel, de deux types :
- Des savoirs considérés comme scientifiques, proposés/imposés comme vrais, fonctionnant comme autant d’identifications d’entités du monde susceptibles d’être objets ou environnements d’actions professionnelles, ou comme des corrélations entre ces entités du monde, dont la logique est susceptible d’affecter les processus sur lesquels interviennent les actions des professionnels transformant le monde.
Ces savoirs sont souvent décrits en termes de disciplines.
- Des savoirs techniques ou opérationnels, proposés/imposés comme efficaces pour la conduite des actions professionnelles de transformation du monde.
La conduite des actions est constituée de l’ensemble des activités mentales (et affects associés) advenant au cours des actions chez les sujets qui y sont impliqués, spécialement relatifs aux organisations d’activités qui caractérisent ces actions, leur conférant un sens, et susceptibles d’influer sur leur performation https://www.innovation-pedagogique.fr/article15020.html .
Ces savoirs techniques sont issus de l’engagement des sujets dans les actions, de la constitution d’expériences qui les accompagnent, de la recherche en optimisation https://www.innovation-pedagogique.fr/article11010.html, et de toutes les formes de la recherche liées à l’action dans un champ de pratiques https://cnam.hal.science/hal-02279470.
Ces savoirs sont essentiellement décrits en termes de techniques ou d’énoncés relatifs aux organisations d’activités susceptibles d’assurer la survenance de résultats correspondant aux d’objectifs poursuivis, ordonnés autour de champs de pratiques, comme dans les expressions ‘savoirs et techniques de’, ‘conduite de’, ‘ingénierie de’, ‘management de’ …etc.
2. L’autre, la formation professionnelle, est décrite le plus souvent sous forme d’actions ou de projets impulsés par des acteurs économiques et sociaux, territoriaux et/ou nationaux, des employeurs, des personnels de formation, des apprenants, utilisant les ressources ouvertes par les mesures législatives et/ou leurs ressources propres en faveur de l’apprentissage : taxe d’apprentissage, plan de formation, compte personnel de formation etc.
Ces actions ou projets sont habituellement décrits en termes d’‘objectifs pour la formation’, d’objectifs inducteurs de formation, d’objectifs stratégiques, davantage qu’en termes d’objectifs de formation. Ils sont ensuite retraduits, formalisés dans le champ de la formation, sous forme de capacités ou de compétences nécessaires à la réussite de l’action professionnelle visée ou à l‘exercice d’un métier.
S’y intéressent tous les acteurs directement ou indirectement concernés : acteurs économiques, acteurs politiques, nationaux ou territoriaux, acteurs professionnels et sociaux, partenaires, tous les acteurs impactés par une transformation du travail et de la production.
Une distinction essentiellement administrative
A l’analyse, cette distinction entre enseignement et formation professionnelle apparait surtout fondée sur l’origine et le contrôle des dépenses d’éducation :
1. Dans le cas de l’enseignement professionnel, il s’agit du budget de l’État et des établissements qu’il abonde, établissements publics ou établissements privés sous tutelle publique, comme les établissements sous contrat.
2. Dans le cas de la formation professionnelle, il s’agit des entreprises et du monde des employeurs, par le biais notamment en France de la taxe d’apprentissage et des dépenses inscrites au plan de formation
La taxe d’apprentissage est en France un impôt versé par les entreprises. Il représente plusieurs milliards d’euros par an ; il finance à environ 60% directement les centres de formation d’apprentis, tandis que les 40% restants sont attribués éventuellement par les entreprises à l’établissement d’apprentissage de leur choix.
Le plan de formation est l’ensemble des actions de formation d’une entreprise qui sont suivies par ses membres au cours d’un exercice donné. Il est généralement construit sur une base annuelle et mis en œuvre par les départements des Ressources Humaines, dans le cadre de leur politique de gestion du personnel.
Un débat social en partie faussé ?
Cette situation de distinction entre deux grands types de dispositifs reposant davantage sur leur assise institutionnelle et sur leur mode de financement que sur la base des fonctions sociales qu’ils remplissent et des cultures qui s’y développent, a pour effet de fausser en partie les débats sociaux relatifs à la préparation au métier.
On constate par exemple que nombre d’acteurs, notamment enseignants, revendiquent tous les attributs sociaux liés à la détention et à la diffusion des savoirs (et indirectement de la science et du progrès social), alors que d’autres, acteurs notamment économiques, revendiquent, au contraire, tous les attributs sociaux liés à la pertinence et à l’utilité. Débats en partie stériles quand ils sont posés seulement dans ces termes, débats qui occultent les stratégies d’acteurs, qui sont manifestes, elles, dans toutes les questions relatives à la maitrise des moyens. C’est ainsi probablement qu’il convient d’interpréter les nouveaux et plus anciens conflits apparus dans le champ de l’enseignement professionnel et de la formation professionnelle autour de la thématique de l’apprentissage. Débat ancien qui prend des formes nouvelles.
Les termes d’apprentissage et d’alternance sont en particulier utilisés de façon parfois abusive comme un mythe organisateur de dispositifs de formation. La formation par alternance aussi appelée formation duale , désigne un système de formation qui intègre une expérience de travail où la personne concernée, l’alternant, qui peut être élève, étudiant ou apprenti, se forme alternativement en entreprise privée ou publique et dans un établissement d’enseignement comme, en France, un lycée professionnel, un centre de formation d’apprentis, un établissement public local d’enseignement et de formation professionnelle agricole, une maison familiale rurale, une école d’ingénieur ou une université.
Mais le terme d’apprentissage est aussi utilisé dans le langage de recherche académique pour désigner la spécificité du processus de transformation de soi survenant à l’occasion d’une intervention éducative : alors l’apprentissage est une transformation valorisée par le sujet et son environnement de ses habitudes d’activité https://cnam.hal.science/hal-03253188/document .
Le débat concerne donc aussi bien le discours pédagogique et politique que le discours de recherche. Il a en fait pour enjeu le rôle des différents acteurs (état, organisations professionnelles, organismes de formation, apprenants) dans l’enseignement et la formation professionnelles.
L’intention principale de ce texte est précisément de s’interroger sur les logiques d’organisation de ces dispositifs, leurs fonctions sociales et les cultures qui les caractérisent. Nous faisons en effet l’hypothèse qu’une bonne partie de ces débats reflète des cultures d’action et des cultures de pensée qu’il est utile d’identifier.
Préparer un métier dans le cadre de l’enseignement professionnel
1. Une organisation de dispositifs centrée sur les savoirs
L’organisation de l’enseignement professionnel partage avec l’enseignement général une même référence à une logique de savoirs et de connaissances, et l’espace éducatif est organisé selon une logique de communication : https://hal.science/hal-04293174
C’est bien sûr le cas de l’enseignement présentiel où l’exposition aux savoirs (étymologiquement enseignement ne désigne-t ’il pas de ce qui est montré, signalé ?) s’effectue dans un temps et dans un lieu spécialisé. Mais cette communication peut être aussi immédiate et s’effectuer dans les temps mêmes de l’activité à laquelle elle est relative, comme peut l’être le tutorat ou l’instruction. Ou être différée et s’effectuer dans des lieux spécialisés comme les ressources éducatives. Ou encore être immédiate et s’effectuer à distance comme avec Internet (e-learning).
Tous ces espaces peuvent être analysés comme des actions ou des ensembles organisés d’activités, conçus autour d’une intention dominante de mise à disposition de savoirs sous une forme appropriable, hypothèse étant faite de leur appropriation par un public visé sous forme de connaissances.
Dans cet univers tout tourne autour des savoirs, de leur détention, de leur transmission par les enseignants, de leur appropriation par les enseignés, de la transposition des savoirs de référence en savoirs enseignés, du rapport que les uns et les autres entretiennent à ces savoirs https://www.cairn.info/savoirs-theoriques-et-savoirs-d-action—9782130589990.htm .
Les savoirs peuvent être considérés comme des énoncés écrits ou oraux, faisant l’objet d’une validation sociale. Ils sont indexés d’un jugement de valeur, d’une qualification et ont une existence sociale distincte de ceux qui les énoncent ou se les approprient.
Les connaissances se différencient des savoirs dont elles constituent en quelque sorte les compléments obligés dans l’espace de leur communication. Elles sont le produit de leur intériorisation par les sujets. Ce sont des possibles d’activité mentale , variables d’un individu à un autre, non dissociables des sujets, non pas cumulables et conservables au sens strict, mais intégrables et activables. Nouveau concept à développer…
Dans tous les cas, les savoirs sont des énoncés, des discours, impliquant un positionnement par rapport à la théorie au sens usuel. Ce qui est attendu des enseignants, ce sont des énoncés de la théorie, ce qui fonde largement les didactiques ou les communications didactiques. Ce qui est attendu des apprenants est un exercice de la théorie sous la forme d’une application, organisée notamment dans les ateliers. En ce sens, ce qu’organise et transmet l’enseignement n’est pas la théorie, comme on le croit souvent, mais l’ exercice de la théorie .
2. Une fonction de détermination de la valeur sociale de l’apprenant.
La fonction principale assignée aux systèmes d’enseignement professionnel et technique est une fonction diplômante : le niveau d’enseignement contribue d’une part à déterminer la valeur sociale de l’apprenant, d’autre part à dessiner le cas échéant des perspectives d’évolution de cette place sociale.
Les systèmes d’enseignement, lorsqu’ils se développent, peuvent permettre une prolongation d’itinéraire et une mobilité de parcours de l’apprenant. Se trouve en jeu le lien entre scolaire et social à tous les niveaux de la stratification sociale. Un bon exemple est fourni par les systèmes d’équivalence entre niveaux de formation et niveaux de qualification sur le marché du travail.
3. Une identification sociale de l’apprenant intégrant métier et stratification sociale, travail et citoyenneté.
Cette identification passe par la promotion des caractéristiques sociales conférées à un métier.
Ceci est vrai particulièrement de la figure de l’ingénieur et des stratifications qu’elle comporte : ingénieurs de gestion, ingénieurs de production, ingénieurs des arts et métiers etc. Mais c’est également vrai pour nombre de cursus professionnels, qui contribuent à construire pour l’apprenant une visée intégrative liant métier, travail et citoyenneté par le biais de projets locaux, de manifestations professionnelles, d’actions territoriales : par exemple manifestations culturelles, projets inter-établissements, partenariats avec des acteurs locaux comme dans les villes apprenantes https://vimeo.com/881594932/b636914e8f ?.
Exercer un métier et s’y former dans le cadre de la formation professionnelle
1. Une organisation de dispositifs centrée sur l’activité des sujets apprenants
La formation professionnelle partage avec la formation en général la spécificité d’être centrée sur ce qui est attendu de l’activité. Elle a même probablement joué un rôle moteur dans la mise en place progressive des cultures de la formation, au point même de constituer un modèle pour des systèmes d’enseignement même très scolaires, comme pour les compétences de lecture et d’écriture dans le primaire. L’évaluation des compétences, acquises, en cours d’acquisition, non-acquises, s’est généralisée.
La référence dominante est donnée par le célèbre triptyque ‘savoir, savoir-faire, savoir-être’ souvent imposée sous sa forme discursive aux professionnels exerçant comme enseignants, plus à l’aise et lui préférant souvent le ‘faire’ https://www.innovation-pedagogique.fr/article16062.html.
Les espaces de formation sont des espaces caractérisés par une intention dominante de production de nouvelles capacités ou attitudes susceptibles d’être transférées dans d’autres espaces. Le formateur est désigné comme un organisateur de situations d’apprentissage ; le public visé est lui nommé de façon active : ‘apprenant’, ‘s’éduquant’.
Les capacités et attitudes sont des construits, attribués à des sujets sociaux. Les capacités sont relatives aux rapports qu’entretiennent les sujets avec des classes d’activité, en fonction de leur histoire. Parler d’une capacité ou attitude, c’est qualifier un sujet en faisant l’hypothèse qu’il détient les caractéristiques ainsi conférées. C’est ce qui explique que l’on passe sans cesse du registre de l’être au registre de l’avoir.
2. Une fonction de détermination d’objectifs valables à la fois pour l’activité et pour le sujet praticien en activité.
Cette double fonction est assez bien exprimée par le terme de professionnalisation ou de formation professionnalisante. Paradoxalement la formation est ainsi inscrite dans une logique fonctionnelle et prescriptive, et soumise à la fois à une prise en compte de l’expérience, qui fait l’objet d’échanges et de communications.
Le cas échéant, la proximité et le partage des tâches favorisent la transmission des gestes professionnels par des voies autres que verbales et par mimesis https://www.editionsducerf.fr/librairie/livre/7854/mimesis.
3. Une fonction d’appartenance à une communauté professionnelle
Le partage d’une même activité de travail et de formation conjugué à un discours sur l’activité favorise le sentiment d’appartenance à une communauté professionnelle : les collectifs de travail se transforment ainsi en collectifs de formation et réciproquement, comme dans le modèle des communautés pertinentes de l’action collective.
Dans le cas du couple parrain-tuteur, maitre d’apprentissage-apprenti, la formation peut favoriser des phénomènes d’identification mutuelle : le professionnel voit rétrospectivement dans l’apprenant ce qu’il fut lui-même, le tutoré voit de façon anticipatrice dans le maitre d’apprentissage le futur professionnel qu’il sera. https://www.persee.fr/doc/refor_0988-1824_1996_num_22_1_1349
Enseignement professionnel et formation professionnelle présentent des caractéristiques communes
Est-il possible de tirer parti des cultures qui se sont forgées autour de ces deux types de dispositifs ? Une voie consiste probablement à essayer de répondre à des questions qui sont communes à ces deux types de dispositifs
1. Prendre en compte la reconnaissance par l’apprenant de ses propres apprentissages.
Dans le poème de Victor Hugo (Les feuilles de l’Automne, XIX), un exemple suggestif nous est donné :
« Lorsque l’enfant parait le cercle de famille
Applaudit à grands cris ; son doux regard qui brille
Fait briller tous les yeux
(…) la joie arrive et nous éclaire.
On rit, on se récrie, on l’appelle, et sa mère
Tremble à le voir marcher ».
Poème consacré à la situation inédite et surtout réciproque de l’apprentissage de la marche, qui provoque, à la fois, joie du cercle familial et en même temps fierté de l’enfant.
En est-il différemment des chefs d’œuvre reproposés aujourd’hui dans des établissements d’enseignement professionnel ?
2. Prêter attention à la congruence entre activité proposée par les éducateurs, quels qu’il soient, enseignant, maitre d’apprentissage, parrain et activité investie par l’apprenant.
L’intervention éducative, quelle qu’elle soit, comme tous les métiers de l’humain, est un couplage d’activités entre éducateurs et apprenants. Couplage à penser des deux côtés…
3. Ne pas oublier le fait que les interventions éducatives, quelles qu’elles soient, sont des interventions sur des processus déjà en cours.
Enseignement ou non, apprentissage ou non, les personnalités des sujets se construisent, du simple fait qu’elles sont la résultante de ce qui est vécu.
Penser le déjà vécu, les habitudes d’activités déjà construites, est une manière de penser les résultantes de l’activité, au-delà des résultats visés. https://www.innovation-pedagogique.fr/article15935.html . C’est aussi une manière de penser les possibles futurs d’activité.
CONCLUSION
Enseignement professionnel et formation professionnelle ne sont pas seulement des dispositifs d’une assise institutionnelle très différente. Ce sont aussi des cultures dans lesquelles se construisent tous les jours les acteurs présents en éducation. Et des cultures qui se déclinent dans la conservation d’expérience et dans le maintien de réseaux…
Il est peut-être possible de tirer parti de ces systèmes et de ces cultures, dans une perspective de métissage, qui ne consiste pas à les fusionner mais à transformer ces différences en ressources pour l’apprenant.
N’est pas déjà le cas avec des chefs d’établissement qui présentent des profils de triple identité d’anciens professionnels, d’enseignants et de responsables de formation ?
Consulter l'article original
voir le site du laboratoire Formation et apprentissages professionnels |