Il a été question, durant les Jeux et dans les mois les précédant, de cyberattaques (essentiellement opportunistes, elles concernent autant les dénis de service que les rançongiciels et autres sites de vente de faux billets, déjà connus à Tokyo en 2021), mais aussi de négociations diplomatiques et commerciales confidentielles se déroulant dans les salons feutrés des grands hôtels parisiens. Des représentants d’États officiellement brouillés ont ainsi pu profiter des dîners, cocktails et autres rencontres discrètes pour échanger sur leurs désaccords – on songe à la rencontre entre Rodolphe Saadé, PDG d’une compagnie d’affrètement maritime, et le vice-président chinois Han Zheng – tandis que des diplomates et officiers de renseignement ont pu reprendre contact avec d’anciennes connaissances ou simplement faire passer des messages, comme lors de chaque événement propre à détourner l’attention des médias et autres curieux.
C’est toujours en pleine lumière que l’on peut cacher les négociations les plus clandestines (n’oublions pas que le « rapport secret » dénonçant le culte de la personnalité, signé par Nikita Khrouchtchev, a été transmis aux Occidentaux lors du mariage de l’actrice Grace Kelly avec le prince Rainier de Monaco, en février 1956) ; et ces raouts internationaux réunissent les mondes de la politique, de l’économie et des médias au même endroit pendant une quinzaine de jours. Lors de ces grands événements, le renseignement, sous toutes ses formes, n’est jamais bien loin…
Espionnage de l’adversaire…
Le 24 juillet 2024, la veille d’un match de football féminin Canada-Nouvelle-Zélande, une affaire qualifiée par la justice française d’« espionnage industriel » a défrayé la chronique. Deux jours plus tôt, un analyste performance confirmé, fort de cinq années auprès des équipes nationales de football canadiennes, avait été surpris par les forces de sécurité de Saint-Étienne en train de faire voler un drone au-dessus du stade où s’entraînait à huis clos l’équipe néo-zélandaise.
Les Jeux olympiques sont gagnés, à l’instar d’autres activités économiques, par des pratiques issues du renseignement (d’origine humaine ou technique), avec cette distorsion induite par les nouvelles possibilités du renseignement d’origine source ouverte (OSINT).
Rappelons que l’OSINT est l’analyse d’informations accessibles légalement à tous et non classifiées. Cette singularité apparaît clairement avec le vol d’un drone survolant l’espace public. Le problème avec l’analyste canadien est que son « survol de drone [s’est déroulé] dans un espace interdit », c’est-à-dire un stade dévolu à une manifestation sportive à huis clos, qui plus est dans un périmètre strictement contrôlé par les autorités françaises pour des raisons impératives de sécurité. Cette restriction de l’espace public prévaut au-delà du cas français, comme s’en était rendu compte en février cet entraîneur adjoint d’un club de football italien qui avait grimpé dans un arbre pour observer l’entraînement, également à huis clos, d’une équipe adverse.
La concomitance de l’évolution technologique et de la professionnalisation des sportifs a normalisé la pratique des techniques d’espionnage (introduction de personnel dans les équipes adverses par corruption, observation des épreuves en direct, puis en différé, de façon plus analytique, analyse de la presse et diffusion de fausses nouvelles) qui sont devenues choses courantes.
Toutes ces pratiques visant à manipuler les compétitions ont ouvert la porte au crime organisé transnational, dont le dialoguiste Michel Audiard donna une présentation dans le milieu hippique, avec Courte Tête (Norbert Carbonnaux, 1955), et son remake plus connu Le Gentleman d’Epson (Gilles Grangier, 1962), à travers des personnages d’anciens officiers de cavalerie ayant leurs entrées sur les champs de courses, manipulant un garçon d’écurie, pour mieux escroquer ceux auxquels il vend des tuyaux.
L’OSINT au service du renseignement sportif
Le renseignement humain apparaît donc avec la volonté de triompher dans quelque compétition que soit. L’utilisation des moyens techniques d’acquisition de données visant à l’amélioration des performances sportives est toujours considérée comme de la triche, ainsi que le rappelle l’ancien chef de mission et médaillé d’or olympique canadien en ski (1994) Jean-Luc Brassard, à l’occasion de l’affaire du drone. D’ailleurs, tout le monde se souvient de Scipio Africanus Mussabini (1867-1927), rendu célèbre sous les traits d’Ian Holm dans Les Chariots de feu, film dont l’action se déroule durant les JO de Paris en 1924.
Ce journaliste était un des premiers entraîneurs professionnels œuvrant en contradiction avec l’amateurisme olympique. Actif de 1904, avec le sprinteur sud-africain Reggie Walker à Londres, à 1924, avec Harold Abrahams à Paris, il était surtout connu pour utiliser les techniques du photographe Eadweard Muybridge, pour mieux appréhender les gestes, les actions et les techniques des coureurs à l’arrivée. Il adaptait là au sport, tel un OSINter d’aujourd’hui, les décompositions photographiques du mouvement des chevaux. Cet exemple de benchmarking organisationnel, c’est-à-dire cette analyse des techniques concurrentes afin de s’en inspirer et d’en tirer le meilleur, est assurément le premier connu dans le monde du sport.
Il suffit aussi au médecin olympique américain John Ziegler (v. 1920-1983) d’une conversation, à Vienne, en octobre 1954, avec un homologue soviétique pour confirmer ce que l’entraineur Bob Hoffmann soupçonnait depuis les Olympiades d’Helsinki, deux ans avant : les haltérophiles soviétiques se dopaient à la testostérone. Ziegler parvint à la synthétiser au niveau industriel, permettant aux athlètes américains de faire jeu égal avec leurs compétiteurs soviétiques. L’amélioration des performances des athlètes par des méthodes médicales n’allait jamais cesser de se développer.
Le triple objectif des services de renseignement
Dans le monde du sport, le renseignement vise trois objectifs.
D’abord, il cherche à améliorer le niveau technique des athlètes. Mussabini a ainsi examiné tous les aspects de l’alimentation, de l’entraînement et des courses de ses athlètes, adoptant une approche graduelle et méthodique pour améliorer la technique, la forme physique et l’endurance. Il a utilisé une caméra pour enregistrer et étudier leurs techniques et a insisté pour qu’ils portent des chronomètres afin d’apprendre à courir à un rythme régulier. En scrutant leurs styles de course, en particulier la longueur de la foulée et le mouvement des bras, il les a encouragés à utiliser un mouvement de bras oscillant, désormais connu sous le nom de « Poly swing ».
Ensuite, du fait des enjeux financiers et d’image qui y sont liés, l’attribution de grands événements tels que la Coupe du monde de football ou des Jeux olympiques donne lieu à de grandes opérations impliquant l’ensemble des services des États concernés, y compris bien sûr les services de renseignement. Les rumeurs de corruption qui entourent les processus d’attribution de ces compétitions (Salt Lake City 2002, Sotchi 2014, Qatar 2022…) relèvent souvent de pratiques de renseignement d’origine humaine : soit sous forme de paiements directs, de contrats d’achat de terrains, d’aide aux frais de scolarité, de dons à des campagnes politiques ou de dons de bienfaisance pour une cause locale pour acheter les votes des membres du Comité international olympique, soit des appels d’offres truqués pour favoriser des entreprises travaillant avec les comités locaux d’organisation.
Enfin, les services sont chargés, avec le concours d’officiers de liaison des pays participants, d’assurer la sécurité des athlètes et des spectateurs ; seul le ministère de la Sécurité d’État est-allemand (Ministerium für Staatssicherheit, ou Stasi), à la fois police politique, service de renseignements, d’espionnage et de contre-espionnage, géra les méthodes de dopage, laissées à l’Ouest à l’initiative unique des entraîneurs. Des pratiques qui sont poursuivies par la Russie, comme à Sotchi en 2014. Ces réalités économiques, qu’elles concernent l’industrie du médicament, inventant des substances dopantes que l’on espère indétectables, ou l’envoi d’un drone, simple manœuvre tactique de renseignement, sont donc considérées comme relevant de l’« espionnage industriel » par la justice française.
Gérald Arboit, Responsable scientifique de l'axe Etudes du renseignent. Docteur HDR Histoire contemporaine, Histoire du renseignement, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.