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Droits sociaux : comment la crise sanitaire fragilise un peu plus le principe d’universalité
Olivier Giraud, Conservatoire national des arts et métiers et Nadège Vezinat, Université de Reims Champagne-Ardenne (URCA)
Alors que le gouvernement a présenté le 3 septembre dernier un plan de relance censé limiter les dégâts économiques de la crise sanitaire en cours, la crise sociale sous-jacente à l’épidémie questionne à nouveaux frais la conditionnalité des droits sociaux à une participation régulière au marché du travail. Même si les réponses sanitaires ont été contrastées selon les pays révélant des systèmes sociaux différents ; en France, l’emploi constitue en effet non seulement une source de rémunération, mais aussi le moyen privilégié d’accès aux droits et protections sociales.
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Alors que le gouvernement a présenté le 3 septembre dernier un plan de relance censé limiter les dégâts économiques de la crise sanitaire en cours, la crise sociale sous-jacente à l’épidémie questionne à nouveaux frais la conditionnalité des droits sociaux à une participation régulière au marché du travail. Même si les réponses sanitaires ont été contrastées selon les pays révélant des systèmes sociaux différents ; en France, l’emploi constitue en effet non seulement une source de rémunération, mais aussi le moyen privilégié d’accès aux droits et protections sociales.
Cependant, et même si les dispositifs d’activité partielle des entreprises et de chômage partiel offrent un répit jusqu’à la fin de l’année 2020, le niveau élevé du chômage et la précarisation de l’emploi pour nombre de travailleurs confrontent, aujourd’hui encore plus depuis l’annonce du nouveau confinement qu’hier, une proportion importante de la population à la réalité de ce que nous appelons l’emploi incertain. Les dernières analyses de l’enquête emploi de l’Insee montrent ainsi que, début 2020, près de 20 % de la proportion sur le marché du travail se trouve à la recherche d’un emploi ou en situation de sous-emploi, soit le plus haut niveau depuis fin 2016.
Une déconnexion progressive entre emploi et droits sociaux
Comme nous l’avons montré dans le récent ouvrage collectif Les droits sociaux au travail (éditions Octares), les formes d’inclusion sur le marché du travail et la construction et l’accès aux droits sociaux des individus se recomposent depuis plusieurs années, y compris pour les personnes en emploi.
La flexibilisation du marché du travail et la démultiplication des statuts des travailleurs ont impliqué de compléter le système des assurances sociales basées sur les cotisations salariales par des dispositifs comme le revenu de solidarité active (RSA).
Ce type de mesure assure un filet de sécurité minimale pour les personnes, de plus en plus nombreuses, exclues ou aux marges de l’emploi. Dans ce contexte, l’universalité des droits sociaux qui est, depuis l’après-guerre, un fondement de la citoyenneté sociale en France, reste affichée dans les discours.
Cependant, pour poursuivre sur l’exemple du RSA, la barrière d’âge de 25 ans à l’accès à cette prestation exclut de fait l’une des franges de la population la plus touchée par le chômage. Ainsi, les inégalités relevées sur le marché du travail tendent à se répliquer dans l’architecture des droits sociaux.
Les prestations sociales comme le RSA sont en effet accordées à titre individuel et sur demande. L’obtention de ces droits sociaux n’est alors pas automatique mais est soumise à une conditionnalité de plus en plus soupçonneuse et intrusive. La thématique de la fraude sociale, devenue un « problème public » à partir du milieu des années 1990, a débouché, au-delà de ses aspects légitimes, sur le contrôle, souvent a priori, des assistés. Le soupçon est alimenté par l’idée, banalement véhiculée par les autorités, que la pauvreté d’un individu découle « d’une réticence à travailler ».
Vers une individualisation des droits sociaux
L’entrée retardée sur le marché du travail, l’augmentation des taux d’activité des femmes, la croissance des besoins de prise en charge des jeunes enfants comme des personnes âgées en perte d’autonomie ou encore la forte hausse des taux de divorces et des familles « atypiques » notamment conduisent à penser la protection sociale en intégrant progressivement les parcours de vie des individus. Face à l’instabilité grandissante de l’emploi et des liens familiaux, cette lecture a contribué à découpler toujours plus les liens entre emploi – si possible stable, et classiquement, salarié – et accès à des droits sociaux pleins.
Dans ce contexte, les droits sociaux réservés aux plus précaires sont plus individualisés. Ils donnent lieu à un travail de guichet qui débouche (ou pas) sur un accès aux prestations. Le rattachement des logiques de déclenchement des droits aux individus plus qu’à leurs statuts d’emploi entraine une recomposition d’ensemble de la protection sociale qui évolue vers un régime valorisant flexibilité et personnalisation.
De la personnalisation au régime de la faveur ?
Les discours actuels sur les aides sociales finançant les risques sociaux amoindrissent la force de la protection sociale : quand le président de la République utilise l’expression « Un pognon de dingue » pour associer les aides sociales à une dépense évitable, il fragilise la lecture par les « droits sociaux », dus par l’État aux individus dès lors qu’ils appartiennent à la société, même sous couvert de conditionnalité.
Quand les aides sont accordées de façon plus aléatoire que les prestations sociales assurantielles de plein droit, il ne faut pas s’étonner de l’accroissement des inégalités tant dans les recours que dans la distribution des prestations.
Différents freins expliquent le non-recours aux droits, par exemple à la prime d’activité. Parmi ces freins, la méconnaissance des dispositifs par le public mais également la complexité administrative, l’effet stigmatisant des mesures, ou encore la précarité des agents en charge de l’ouverture des droits, constituent les plus importants.
Le risque qui s’ouvre alors est celui d’un glissement d’un régime du droit à un régime de la faveur. Historiquement, la solidarité est en France fondée sur la protection sociale de plein droit de tous les individus participant à la communauté solidaire. L’usage du terme « solidarité nationale » depuis les années 1990 appliqué aux plus vulnérables et précaires est une réduction et un dévoiement de cette notion.
Déjà à l’œuvre depuis plusieurs années, ces dynamiques risquent donc de s’emballer dans le sillage des déficits des comptes publics et sociaux occasionnés par la crise de la Covid-19. Surtout, l’anticipation d’une déflagration sur le marché du travail pour cet hiver pousse d’ores et déjà un grand nombre d’acteurs du marché du travail – notamment les entreprises et leurs représentants – à réclamer divers aménagements et assouplissements des régulations de l’emploi et les départements à durcir, en-dehors du cadre légal, les critères ouvrant l’éligibilité aux prestations comme le RSA.
Si aucune initiative politique contraire n’est prise, alors la crise sanitaire alimentera mécaniquement la dynamique négative entre incertitude de l’emploi et incomplétude des droits sociaux.
Cette contribution s’appuie les réflexions développées dans l’ouvrage « Les droits sociaux au travail – Montée de l’emploi incertain et recomposition des catégories de la protection sociale » publié chez Octarès.
Olivier Giraud, Directeur de Recherche CNRS, analyse de l'action publique, Conservatoire national des arts et métiers (Cnam) et Nadège Vezinat, Sociologue, maîtresse de conférences, Université de Reims Champagne-Ardenne (URCA)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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