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Comment le travail social est-il devenu un métier à risque ?
Marcel Jaeger Professeur émérite de Travail social et d'intervention sociale
Comment comprendre les crises qui agitent le monde du travail social ? Les drames récents – meurtres d’Audrey Adam le 12 mai dans l’Aube et de Cyril Pierreval, directeur d’un centre d’accueil à Pau en février – mais aussi la dénonciation de conditions de travail compliquées pour ces professionnels participent d’un phénomène ancien.
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Pour une grande part, le malaise est consubstantiel à des métiers qui sont nés en réponse à des situations de crise sociale et économique. Ils ont toujours contribué à l’accompagnement de personnes débordées par leurs difficultés : des individus vulnérables, exposés à des risques de toutes sortes, ou fragiles du fait de leur propre histoire. Mais ces deux volets de la vulnérabilité et de la fragilité touchent désormais également les professionnels chargés de venir en aide aux autres.
Mourir d’aider
Il a existé un martyrologe de la psychiatrie recensant les agressions mortelles de soignants dans les asiles d’aliénés. Une rubrique a été tenue à ce titre dans les Annales médico-psychologiques de 1843 à 1913. Il pourrait aussi en exister un pour le travail social. Un site animé par le travailleur social réunionnais Patrick Guichard, amorce ce processus de reconnaissance. Les listes qu’il dresse traduisent la désacralisation de l’héroïsme philanthropique des travailleurs sociaux. Une révolution dans l’image de ces métiers qui, pour leur ancienneté et l’encadrement dont ils bénéficient, sont parfois qualifiés de « canoniques », comme s’ils ne pouvaient inspirer que du respect.
La dernière victime en date chez les professionnelles de l’action sociale a suscité une vague de réactions de très grande ampleur : Audrey Adam, conseillère en économie sociale familiale du conseil départemental de l’Aube, a été tuée le 12 mai 2021 par un octogénaire qu’elle accompagnait à domicile et qui a retourné l’arme contre lui. Audrey Adam avait 36 ans ; elle était mère de deux enfants.
Ce meurtre laisse nombre de travailleurs sociaux dans un sentiment de déperdition qui dépasse la question de la violence des « usagers ». En effet, le mal est plus profond que l’addition de ce qui passe souvent pour des faits divers.
En termes de déconsidération, on a pu juger ces derniers temps de l’effet catastrophique de la métaphore militaire et rugbystique de la première ligne. Celle-ci désigne les soignants comme les combattants de pointe contre le virus, et relègue les travailleurs sociaux à une hypothétique « deuxième ligne ». Ils n’ont pas été complètement oubliés, mais les placer dans une représentation hiérarchisée de l’utilité des différentes catégories d’intervenants, comme l’a fait Emmanuel Macron dans son discours guerrier le 25 mars 2020 à Mulhouse, ne pouvait que renforcer l’idée d’une inégalité dans la reconnaissance sociale des métiers de l’aide à autrui.
Depuis la fin des années 1990, le travail social est traversé par une crise de légitimité qui a conduit à l’adoption, en 2013, d’un Plan pluriannuel de lutte contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale. Il visait notamment à « refonder le travail social ». Les formes nouvelles de cette crise se caractérisent aujourd’hui par un décalage croissant avec les politiques publiques, une démobilisation de beaucoup de professionnels, une baisse d’attractivité des métiers du social. Dans le même temps, les besoins en personnel augmentent du fait du vieillissement de la population, de l’ampleur de la pauvreté et de la précarité.
Tout ceci s’ajoute aux effets des logiques de rationalisation et des contraintes économiques auxquelles le travail social se confronte, comme d’autres secteurs, dont celui de la santé. Cette situation a des conséquences sur le moral des troupes, du même ordre que celles déjà décrites dans un rapport de 2005.
Pour autant, la situation des travailleurs sociaux est très variable, selon les secteurs d’intervention et les publics : même s’ils connaissent parfois les mêmes difficultés, il existe des différences importantes entre l’activité des éducateurs de jeunes enfants et celle d’autres travailleurs sociaux engagés dans les maraudes d’un SAMU social, par exemple. La confrontation à des situations d’exception, comme la crise sanitaire, fait, elle aussi, l’objet de retours d’expérience très contrastés.
Un rapport du Haut Conseil du travail social sur l’impact de la crise sanitaire de la Covid-19 sur les organisations et les pratiques professionnelles des travailleurs sociaux, rédigé en janvier 2021, relève, tout au long de la pandémie, les nombreux flottements dans les consignes et dans les comportements des professionnels. Il note néanmoins diverses opportunités pour des prises d’initiatives.
Les travailleurs sociaux ont pu s’illustrer de manière très positive dans cette crise et parfois améliorer encore leur image auprès des personnes concernées, des familles, des soignants… À l’inverse, certains travailleurs sociaux étaient dans l’impossibilité de se rendre au travail, soit pour des raisons de santé, soit parce qu’ils n’étaient pas répertoriés parmi les professionnels prioritaires pouvant mettre leurs enfants à la crèche ou à l’école.
Le rapport du Haut Conseil note ainsi que les pratiques des travailleurs sociaux ont été mises en tension, à l’instar de la plupart des autres intervenants. Parfois à l’origine de tiraillements entre le devoir de continuer à intervenir et la nécessité de se protéger, soi et sa famille, ou parfois simplement d’une inquiétude d’être soi-même vecteur de la maladie ; « ces différentes situations ont généré des pertes de repères et des dilemmes qui se sont traduits par des positionnements divers, voire opposés, allant de la poursuite de l’action « quoi qu’il en coûte », en tentant de se protéger malgré le manque de moyens adaptés, à un repli, voire un retrait » des engagements des professionnels du social.
L’impact sur les personnes accompagnées
Les répercussions des difficultés rencontrées par les travailleurs sociaux se font sentir sur les personnes accompagnées, celles que l’on appelle encore, de manière très inadéquate, « les usagers ».
En effet, nombreuses sont les personnes qui prennent leurs distances face à des propositions d’aide qui leur semblent purement formelles et les obligent à dévoiler leurs faiblesses, ou tout simplement leur vie privée. Plusieurs études relèvent ainsi des manifestations de perte de confiance, identifiées en particulier par Philippe Warin dans ses analyses du non-recours ou du renoncement aux droits.
La non-confiance y apparaît comme un facteur expliquant les pratiques d’évitement par rapport à des droits, des dispositifs ou des assistances par des professionnels auxquels les individus peuvent pourtant prétendre. Cela traduit un décalage entre les intentions philanthropiques des intervenants et la position, d’emblée sur la défensive, des publics.
Le phénomène avait déjà été observé par Jane Addams, militante féministe, fondatrice du métier de travailleur social aux États-Unis, et également prix Nobel de la Paix en 1931. Dans son livre, Démocratie et éthique sociale, elle imaginait « la visiteuse » (que l’on appellera plus tard l’assistante de service social) sous les traits d’une « jeune femme qui a fait des études, bien éduquée et ouverte d’esprit » ; celle-ci prendra vite conscience « d’une véritable incompréhension de ses motivations de la part de ceux qu’elle aide ».
La visiteuse, poursuivait-elle, « du seul fait qu’elle s’intéresse aux pauvres », peut être l’objet d’un « mépris sans malice, parfois d’une réelle affection, mais rarement d’un véritable respect ». S’il ne met pas en accusation les pauvres, son récit montre que les personnes les plus démunies ont des ressources en elles-mêmes et dans leur environnement proche. Jane Addams évoquait un « choc des valeurs », engendrant des malentendus auxquels s’exposent les deux parties dans le cadre du travail social.
La peur a-t-elle changé de camp ?
Après les « publics cibles », les « professionnels cibles » ? Au-delà de la thématique du droit des usagers et de l’aide à l’accès à la citoyenneté, certains comportements percutent les modes de pensée des professionnels les plus généreux et les renvoient à une impuissance largement partagée.
Les manifestations de violence et la victimisation se déplacent. Ainsi, la mise en avant des faits de maltraitance de la part de professionnels bien identifiée par Alice Casagrande, présidente de la Commission pour la lutte contre la maltraitance et la promotion de la bientraitance du Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge et du Comité national consultatif des personnes handicapées, tend à céder le pas à des violences exercées par les « usagers » à l’encontre des professionnels. Une série d’évènements relevés notamment par le site de Patrick Guichard et dont l’écho a été accru par la crise sanitaire, conduit à s’interroger sur une transformation, réelle ou fantasmée, dans les rapports de pouvoir. Celle-ci fixerait les représentations collectives non plus sur « l’usager » victime, mais sur la victimisation des professionnels qui les accompagnent.
Par ailleurs, la question des violences sexistes n’est pas très éloignée des faits de violence qui touchent les travailleurs sociaux. En effet, si l’usage dans les textes officiels reste l’emploi du masculin, dans la réalité, ces travailleurs sont surtout des travailleuses. Le pourcentage de femmes parmi les titulaires du diplôme d’État d’éducateur spécialisé ne cesse d’augmenter : près de 77 % aujourd’hui, contre 57,3 % en 1983. Ce taux est plus bas que dans les autres catégories : il est ainsi nettement derrière celui des assistantes de service social (93 % de femmes) ou des conseillères en économie sociale familiale (96 %).
Dans les différents domaines de l’aide à autrui, la passivité ou la soumission de « l’usager » laisse de plus en plus place à l’expression ouverte de désaccords, à des recours contentieux, parfois à une agressivité tournant à la violence. Il s’agit là d’une forme pervertie du développement du pouvoir d’agir, qui conduit des demandeurs d’aide à exiger des réponses en urgence, impossibles à donner faute de moyens. La dimension positive de l’affirmation du pouvoir d’agir des « usagers » prend la forme d’un refus d’admettre les limites à la satisfaction de certaines demandes, par exemple pour obtenir un logement.
Cette situation est source d’inquiétudes quant à l’avenir : elle se traduit par des tensions avec les décideurs qui semblent ne pas en percevoir la gravité, une tendance depuis plusieurs années à la baisse du nombre de candidates et surtout de candidats à l’entrée des établissements de formation en travail social.
Face au mur, des potentialités à valoriser
Cette montée en tension intervient dans un contexte social et économique très préoccupant. Parmi les phénomènes les plus marquants, on notera la massification de la pauvreté et de la précarité, la multiplication de problèmes psychopathologiques sur fond de perte de moyens de la psychiatrie publique, le vieillissement de la population, l’isolement des individus, la remise en cause des valeurs démocratiques par des basculements dans la radicalité… Ces éléments sont aujourd’hui bien documentés par le Haut Conseil de la santé publique et par l’Institut de recherche et documentation en économie de la santé (IRDES), en particulier dans son Atlas 2020 de la santé mentale en France.
Face à cela, il n’est point besoin de grands discours pour comprendre que les travailleurs sociaux, comme les autres professionnels de l’aide à autrui de l’Éducation nationale, de la Santé, de la Justice… sont confrontés à de nouvelles interrogations sur le sens de leur engagement.
Ces constats n’empêchent pas de souligner les ressources internes du travail social et de l’intervention sociale, dont témoignent les rapports du Haut Conseil du travail social : les capacités d’innovation, l’émergence de la recherche en travail social à partir de savoirs d’action, ou l’implication dans des formes de solidarité qui ne se réduisent pas au strict respect de normes.
Confronté à de profonds bouleversements, longtemps accusé d’entretenir le contrôle social des plus démunis, le travail social est aujourd’hui confronté à une situation qui l’oblige à ajuster ses interventions aux attentes des personnes accompagnées.
Marcel Jaeger, Professeur émérite de Travail social et d'intervention sociale, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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