Rationnel/ Scientifique ?

Jean-Marie Barbier, Laboratoire Formation et Apprentissages professionnels, chaire Unesco-ICP Formation Professionnelle, Construction Personnelle, Transformations Sociales

Publié le 2 avril 2021 Mis à jour le 25 mars 2022

Dès les premières pages de « L’Ethique à Nicomaque », la matrice de pensée est donnée par cette figure identificatoire de la pensée occidentale qu’est Aristote : « toute action et tout choix tendent vers quelque bien, à ce qu’il semble (…) pour la conduite de la vie, la connaissance de ce bien est d’un grand poids, nous pourrons plus aisément atteindre le but qui convient (…) dire de quelle science particulière ou de quelle potentialité il relève (…).

Machine à calculer analogue à celle de Pascal, 1730 - Hillerin de Boistissandeau (1704-1779) - © Agence photo du musée des arts et métiers, Cnam. Photo Michèle Favareille
 

ARISTOTE, DÉJÀ

S’il y a identité entre le bien de l’individu et celui de la cité , de toute façon c’est une tâche manifestement plus importante d’appréhender et de sauvegarder le bien de la cité : car le bien est assurément aimable même pour un individu isolé, mais il est plus beau et plus divin appliqué à une nation ou à des cités » http://vrin.fr/book.php?code=9782711600229
En fait, Aristote décrit les caractéristiques de l’action rationnelle :

  •   elle est référée au bien
  •   elle lie pensée et action en les hiérarchisant
  •   elle ne dissocie pas bien individuel et bien collectif, en donnant à celui-ci une valeur supérieure, fondatrice de la politique

CONNAITRE POUR AGIR : UN PARADIGME POUR LA PENSEE SAVANTE COMME POUR LA PENSEE QUOTIDIENNE

Ce paradigme a jeté une ombre portée plus que millénaire sur la pensée occidentale :

  •   Il organise le discours savant : opposition/complémentarité entre science et technique, entre science et art, entre recherche fondamentale et recherche appliquée, entre concept et notion, entre concept scientifique et concept pragmatique.
  •   Il organise tout aussi bien le discours quotidien : opposition/complémentarité entre théorie et pratique, entre penser et faire

UNE ASSOCIATION/DISSOCIATION FONCTIONNELLE

Si rationnel et scientifique sont souvent étroitement associés/dissociés, c’est que cette association/dissociation joue une double fonction sociale :

  •   En tant qu’association, elle permet de légitimer la continuité de statut entre l’ordre du penser et l’ordre du faire. Elle légitime la relation d’application : ce que nous faisons procèderait ‘ à l’évidence ‘ de ce que nous pensons.
  •   Elle permet de maintenir une répartition des rôles différente dans le champ du penser et dans le champ du faire. Les arts du penser et les arts du faire ne sont pas pratiqués par les mêmes acteurs. La dissociation entre sciences et application introduit et autorise une distribution sociale des rôles et fonctions dans les activités. Elle légitime la relation de pouvoir https://www.innovation-pedagogique.fr/article9094.html .

Cette association/dissociation, posée comme une évidence, mérite cependant un examen approfondi tant sur le plan théorique, en tant qu’outil d’intelligibilité, que sur le plan épistémologique, à la mesure même de ses enjeux sociaux. L’ambiguïté sémantique n’est jamais un hasard socialement.
Examinons cette opposition/distinction dans une perspective d’analyse des activités :

LE RATIONNEL : UNE QUALIFICATION DE LA CONDUITE D’UNE ACTION DE TRANSFORMATION

  •   Qualifier une action ou un sujet de ‘rationnel’ est une acte discursif qui produit /met en lien des énoncés. Rationnel a le même empan de signification que le terme logos ou le suffixe -logie. Le terme de raison est utilisé pour désigner le fonctionnement et les résultats de cette activité discursive, associée à une activité mentale et à des affects. Une démarche qualifiée de rationnelle influe sur les représentations du sujet qui agit : elle est censée ‘clarifier’. Elle agit sur les affects/émotions/sentiments survenant à l’occasion de l’action : elle sécurise https://livre.fnac.com/a4026277/Georges-Devereux-De-l-angoisse-a-la-methode-dans-les-sciences-du-comportement. C’est le rôle des méthodes, aussi bien des méthodes de recherche que des méthodes d’action, que d’avoir aussi une action sur le ressenti des sujets.
  •   C’est un jugement  : la qualification de rationnelle est une assertion d’un sujet énonciateur ; elle apparait dans le cadre d’une interaction discursive ; elle est une évaluation, une attribution de valeur à effet social. Elle crée une norme. Le citoyen de la Révolution Française devait être rationnel…critère qui permettait ou écartait l’exercice du droit de vote.
  •   Ce jugement qualifie à la fois une action/un sujet-en-action  : dire d’une activité qu’elle est rationnelle, c’est dire en même temps que le sujet qui l’engage est rationnel. La qualification de rationnel organise les relations d’un sujet avec son activité, avec ses partenaires, avec les entités du monde qu’il cherche à transformer par son activité.
  •   La qualification d’une activité de conduite . Si l’on définit par activité de conduite les constructions discursives/mentales/affects survenant à l’occasion de l’engagement d’une action, la qualification de rationnelle est relative à la conduite des actions. La conduite organise les activités qui caractérisent cette action, leur confère un sens, est susceptible d’influer sur leur performation. Elle qualifie un mode de gestion des actions par les sujets qui les engagent.
  •  Une action rationnelle est enfin une action construite autour du rapport entre organisations d’activités et intentions de transformation du monde avancées par le sujet-en-action. Ce rapport est investi socialement comme gage d’efficacité ; optimiser l’action consiste à modifier ce rapport. Les actions d’optimisation sont ordonnées par/autour de l’action à rationaliser. La rationalité est un jugement sur la valeur du rapport entre mobilisation d’activités et transformations recherchées.
  •   En tant que qualification, la rationalité relève à la fois d’un lexique évaluatif et d’un langage de mobilisation des sujets dans l’action . A l’inverse des définitions dominantes, elle subjective l’action au regard des intentions des acteurs impliqués.

LE SCIENTIFIQUE : UNE QUALIFICATION D’UNE REPRESENTATION /INTERPRETATION D’EXISTANTS

  •   Une évolution sémantique : de la science comme attribut à la science comme objet.

Originellement le mot ‘science’ était synonyme de connaissance https://www.puf.com/content/Vocabulaire_danalyse_des_activités, et désignait un rapport d’activité entre un sujet et une entité du monde extérieure à lui. Le mot science désignait précisément les effets subjectifs d’un rapport d’activité avec les entités du monde. « Scientia est assimilatio mentis ad rem scitam » disaient les scolastiques - la science est une assimilation de l’esprit à la chose sue- (Thomas d’Aquin-Summa contra gentiles. I II chap.60) Ces effets sont précisément descriptibles en termes de connaissances au pluriel, lesquelles sont transformables en possibles d’activités pour le même sujet agissant dans un nouvelle situation.
Progressivement le mot science a pris le même empan de signification que le terme savoir qui peut être défini comme un énoncé associé de manière relativement stable à des représentations ou à des systèmes de représentations sur le monde et sa transformation, et faisant l’objet d’une validation sociale. La/les science(s) accompagnent un phénomène d’autonomisation sociale de la production, de la communication et de la conservation des savoirs. Ceux-ci sont des énoncés distincts de ceux qui les énoncent et se les approprient. De moyens de connaissance les savoirs deviennent des objets et les disciplines organisent ces objets. Les objets de science sont la science elle-même, ce qui tend à ‘naturaliser’ les modes de désignation des objets. Désignée globalement, la ‘science’ devient l’ensemble des objets de science https://fr.shopping.rakuten.com/offer/buy/258055/Schaer-Roland-Tous-Les-Savoirs-Du-Monde-.

  •   La qualification de scientifique est également un énoncé  : elle exprime dans un langage (écrit, oral, figuratif) quelque chose qui n’est pas de l’univers de ce langage (https://www.puf.com/content/Vocabulaire_technique_et_critique_de_la_philosophie Lalande ). Le savoir fait exister dans l’univers du langage une autre réalité, éloignée ou cachée jusqu’alors sous cette forme du sujet qui énonce comme de celui à qui il est adressé.
  •   Cet énoncé n’ est pas relatif à une transformation du monde mais à une entité présente dans le monde , indépendamment du rapport d’activité qu’un sujet peut avoir avec elle https://www.puf.com/content/Vocabulaire_danalyse_des_activités. Cette entité fait l’objet de représentations partagées de caractéristiques co-présentes et reconnues de cet objet.

Ceci explique notamment qu’il ne puisse pas y avoir de science sans activité d’identification, sans constitution de « faits », sans travail empirique, sans données/data, même si ces données sont discursives. Ces données donnent lieu à objectivation : elles sont présentées de façon à avoir un même sens pour d’autres sujets.

Le fait qu’une activité ‘scientifique’ est appuyée sur des faits, des représentations partagées, conduit souvent à naturaliser la nomination de l’objet de recherche . En sciences humaines, les schèmes, les habitus, les patterns, sont en fait des outils d’interprétation, mais ils prennent souvent la place des objets sur lesquels il convient de produire des informations. Ceci explique aussi que les ‘scientifiques’ finissent quelquefois par confondre ‘l’entité à penser’ dont ils souhaitent rendre compte et ‘l’objet de pensée’ qu’ils construisent ou dont ils héritent pour désigner cette entité. On peut parler alors de naturalisation des instruments de pensée.

  •   La qualification de scientifique suppose la présence d’une activité d’interprétation .

Outre un matériel empirique, un travail ‘scientifique’ suppose la présence de théories, d’hypothèses, de problématiques, qui peuvent être analysées comme des représentations de relations entre les concepts d’identification. Ces théories, hypothèses, problématiques sont souvent appréciées par les milieux de la recherche sur le mode banalité/originalité : on parle par exemple d’hypothèses ‘plates’, ou au contraire « contr’intuitives ». Ces relations sont formulées au départ de la recherche comme dans les modèles expérimentaux, ou au contraire se construisent par familiarisation avec les données empiriques, comme dans la recherche clinique, ethnographique ou anthropologique. Les hypothèses ne sont que des anticipations de corrélations alors que les savoirs ne sont que des énoncés de confirmation, du point de vue des chercheurs, de relations après confrontation avec les données.
Le croisement entre données empiriques et relations théoriques s’effectue donc pour autant que les relations théoriques apparaissent comme susceptibles d’organiser les données empiriques. On parle alors de pertinence de l’interprétation des données, de confirmation d’hypothèses, qu’elles soient apparues en début de recherche ou en cours de route.

  •   Les relations théoriques confirmées sont présentées dans le langage des savoirs ou des résultats de recherche . Ces savoirs sont souvent exprimés par l‘énoncé de causalités alors que les confirmations de relations sont souvent des confirmations de corrélations, comme dans le cas des transformations simultanées ou conjointes.

On parle de méthode scientifique sûre, à laquelle on peut se fier, lorsque le croisement entre données empiriques et relations théoriques est soumis à un communauté destinataire. La recherche à intention scientifique est une action ordonnée autour d’une production de savoirs inédits, et d’une communication sur cette production dans des conditions permettant un jugement sur leur validité par une communauté destinataire., Ce qui est très différent de parler de ‘science’, simple jugement de valeur sur la ‘vérité’ de ces énoncés, servant à conférer de l’autorité sociale à des résultats de recherche.

REPRESENTATIONS D’EXISTANTS ET REPRESENTATIONS DE POSSIBLES/SOUHAITABLES D’ACTION SONT EN CONSTANTE ITERATION DANS LA CONDUITE DES ACTIONS

La conduite des actions , c’est-à-dire l’ensemble des constructions mentales/discursives relatives à l’organisation d’une action peut être décrite comme un procès cyclique et itératif dans lequel on peut distinguer quatre fonctions articulées les unes aux autres :

  •   La détermination des objectifs spécifiques de l’action
  •   L’élaboration du projet d’action
  •   L’évaluation de l’action
  •   L’évaluation du transfert des résultats de l’action

Ce procès cyclique et itératif présente deux caractéristiques  :

Chaque fonction est directement articulée à une autre par son résultat : celui-ci entre comme composante d’une autre fonction : la détermination des objectifs est une composante de l’élaboration de projet ; l’élaboration de projet entre comme une composante de l’évaluation de l’action ; l’évaluation de l’action entre elle-même comme une composante de l’évaluation de transfert, laquelle est connectée avec les objectifs pour l’action https://www.puf.com/content/Élaboration_de_projets_daction_et_planification .
Plus important pour notre propos : chacune de ces fonctions utilise pour son propre fonctionnement des représentations de souhaitables (que nous appelons représentations finalisantes au sens de la tradition francophone du verbe finaliser, c’est-à-dire donner du sens) et des représentations d’existants (que nous appelons représentations finalisées) https://www.researchgate.net/publication/313145182_Representation_finalisanterepresentation_finalisee . Les unes et les autres ne se construisent et ne se mettent en relation que progressivement.

Les composantes présentes au sein de ce procès peuvent s’analyser de la manière suivante :

Procès cyclique de conduite des actions : composantes de fonctionnement

Représentations de souhaitables
(finalisantes, a priori ou a posteriori)
Objectifs poursuivis au-delà de l’action Objectifs spécifiques de l’action Projet l’action Transformations souhaitées au-delà de l’action
Représentations
d’existants (finalisées)
Situations –objet de l’action Activités ou ressources mobilisables Déroulement effectif de l’action comme organisation d’activités Transformations effectives de la situation-objet de l’action
Résultats du procès Objectifs spécifiques de l’action Projet d’action comme combinaison de moyens et d’objectifs Evaluation de l’action Evaluation du transfert des résultats de l’action

Cette itération entre représentations de souhaitables et représentations d’existants explique la multitude des ‘études’ recueillant des faits, souvent présentées comme ‘scientifiques’, mais qui au mieux ne comprennent qu’une séquence ayant une intention scientifique. C’et le cas notamment de toutes les études fonctionnant en fait comme des évaluations, des études de besoins, des projets etc.

CE RAPPROCHEMENT ENTRE REPRESENTATIONS D’EXISTANTS ET DE SOUHAITABLES S’OPERE SELON UN PRINCIPE DE PERTINENCE

Les recherches en communication ont actualisé le concept de pertinence http://www.leseditionsdeminuit.fr/livre-La_Pertinence-2269-1-1-0-1.html , mais celui-ci ne doit pas être limité à celles-là. La pertinence c’est ce qui ce qui convient à un usage, entrainant parfois un calcul coûts/effets. Et c’est bien ce qui se passe entre représentations d’existants et représentation de souhaitables/souhaités, parfois analysés en termes de rapport d’efficacité, de coût/investissement, de retour sur investissement, et, dans une perspective d‘économie libérale de diminution des coûts et de maximation des profits.

LES SUJETS HUMAINS PEUVENT PRODUIRE DANS LE MEME TEMPS DES REPRESENTATIONS D’EXISTANTS ET DES REPRESENTATIONS DE POSSIBLES/SOUHAITABLES

L’activité humaine se caractérise en par la possibilité de présence de plusieurs processus à la fois, de transformations simultanées : c’est ainsi que l’expérience est en même temps transformation de l’activité et transformation du sujet en-activité. L’art est également à en même temps transformation de sens pour soi, et transformation de significations adressés à autrui etc.

Il en va de même dans les processus de conduit de l’action. L’abduction, encore classée comme ‘forme de raisonnement’ par des logiciens et sémiologues comme Peirce (in T. Kontinen https://www.academia.edu/942052/Development_Intervention_Actor_and_Activity_Perspectives) pourrait s’analyser, au-delà d’une catégorie logique comme une catégorie de relation entre activités participant à la conduite de l’action. L’abduction transformerait simultanément plusieurs types de représentation : le sujet transforme en même temps sa représentation du monde existant, sa représentation d’une transformation possible du monde, et même sa représentation de soi.
On trouvera la description de phénomènes analogues de transformations simultanées chez Bergson, philosophe de la ‘vie’, qui parle de faits doubles https://www.puf.com/content/Le_rire.

REFERENCE A LA SCIENCE ET REFERENCE A LA RATIONALITE

Science et rationalité ne sont donc intéressantes que comme références pour finaliser ou évaluer certaines activités humaines, elles ne sont en rien des outils d’analyse de ces activités, mais des indicateurs. C’est l’usage croisé de ces références, les ambiguïtés dont elles s’accompagnent, leur fonction sociale en contexte, leur place dans les stratégies d’acteurs qui sont significatives. Comme la référence récurrente au cerveau (https://livre.fnac.com/a12335617/Stanislas-Dehaene-Apprendre ) ce sont des analyseurs des enjeux de l’analyse de l’action humaine.
Cette voie d’analyse n’est -elle pas la voie déjà ouverte par ceux qui attibuent à la mythologie et à la science une fonction sociale comparable : « Je crois, écrit François Jacob, que le cerveau humain a une exigence fondamentale : celle d’avoir une représentation unifiée et cohérente du monde qui l’entoure, ainsi que des forces qui animent ce monde. Les mythes, comme les théories scientifiques, répondent à cette exigence humaine » http://www.ac-grenoble.fr/PhiloSophie/logphil/textes/textesm/jacob1m.htm .

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