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Les spécificités territoriales, grandes oubliées de l’analyse de la crise
Laurent Cappelletti professeur titulaire de chaire Comptabilité Contrôle de gestion
L’impact du Covid-19 (hospitalisations, décès, guérisons…) donne trop souvent lieu à des analyses territoriales, nationales ou internationales, peu rationnelles quant à la qualité des systèmes de santé et de gouvernance de la pandémie. La tendance est de comparer la France à d’autres pays qui auraient mieux résisté au virus, au regard, notamment, du nombre de décès qui en résulte, comme c’est le cas en Allemagne, Autriche, Suède, Corée du Sud… pour en conclure que leur système de santé et de gouvernance sont bien plus performants que le nôtre et nous inviter donc, par transitivité, à les copier.
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Une telle approche, au plan épistémologique – c’est-à-dire le bien-fondé d’une connaissance qui alimente toute démonstration – nous semble contestable. En effet, de telles comparaisons occultent l’extrême diversité des situations locales observées à l’échelle des pays. Elles supposent que le « territoire national » a un lien de causalité directe avec l’impact du virus.
Or ce lien n’a pas de fondement scientifique bien établi, puisque sa propagation procède d’une logique de proximité territoriale (liée notamment à la densité de population, son impact en fonction de l’âge, la discipline sanitaire…) et qu’elle concerne les mêmes êtres humains, sans lien rationnel avec la nationalité des individus concernés.
Disparités territoriales
De même, la capacité collective à y remédier, et donc à prévenir/guérir l’épidémie, si elle nécessite une coordination et donc une efficience nationale qu’il faut prendre en compte, cela semble peu contestable, procède-t-elle aussi d’une logique d’intervention de proximité tant le virus se propage et agit très vite.
L’observation du phénomène pandémique au travers des cartographies de référence de propagation du virus (comme cela a été fait à l’université Johns-Hopkins ou via des sites de suivi de l’impact du virus tel que Efficiens ou celui du gouvernement), met en évidence depuis longtemps les fortes disparités territoriales qui apparaissent au sein d’un même pays.
Les cartographies mi-avril montrent ainsi qu’en France, à l’ouest d’une ligne Montpellier – Caen, les indicateurs d’impact sont très en deçà de la moyenne générale observée en France alors qu’ils sont du même ordre de grandeur que ceux de l’Allemagne. L’ouest français, ainsi défini, ne concentre, en effet, à cette date, que 10 % environ du nombre d’hospitalisations et de décès observés en France. On observe même que certains départements comme la Dordogne, l’Ariège, la Creuse, la Lozère, le Tarn-et-Garonne, Les Landes… comptabilisent moins de 10 décès du Covid-19 sur leur territoire.
Plus localement encore, si on focalise l’analyse sur la région Nouvelle-Aquitaine (on pourrait le faire aussi, par exemple, avec l’Occitanie ou la Bretagne) avec sa métropole Bordeaux de près d’un million d’habitants, celle-ci présente des indicateurs Covid comparables, voire plus faibles en termes de décès que ceux de l’Autriche, alors que ces deux territoires ont des superficies et une densité de population assez proches (1000 hospitalisations et 350 décès en Autriche contre 830 et 200 pour la Nouvelle-Aquitaine depuis le début de pandémie).
Pourtant les systèmes de santé, curatif/préventif et de gouvernance de la Nouvelle-Aquitaine, très proches de ceux des autres régions françaises qui souffrent plus durement du virus (Grand Est, Ile-de-France, Hauts-de-France…) sont en revanche très différents de ceux de l’Autriche.
À noter que cette bonne résistance au virus sur ce territoire n’a pas échappé aux médecins, habitués aux observations de terrain, pour y délocaliser des centaines de lits de réanimation des régions saturées de l’Est de la France.
On pourrait être tenté d’expliquer ce faible impact du virus en Aquitaine au seul critère de densité de population, beaucoup plus faible à ce niveau (86 habitants/km2) qu’en l’Ile-de-France par exemple (1 017 habitants/km2).
Mais ce critère, s’il est bien sûr un critère de propagation, n’est pas toujours prépondérant. C’est ainsi, par exemple, que si la densité de population à Paris (20 860 habitants/km2) est 100 fois plus grande que dans le Haut Rhin (216 habitants/km2), le nombre de décès par habitant y est deux fois moins important (de même qu’en Seine Saint Denis !). Là aussi, les spécificités territoriales influent considérablement sur l’impact du virus.
Paramètres interdépendants
On le voit, plutôt que de commenter de façon passive, l’impact du virus entre les pays, sans réelle rigueur scientifique, l’urgence doit être d’approfondir, à l’échelle d’un même pays les enquêtes de proximité à l’échelle de « territoires de vie », lesquelles reflètent beaucoup mieux les bonnes pratiques pour lutter contre le virus et ainsi pouvoir les appliquer sur d’autres territoires, notamment dans la phase délicate du dé-confinement qui interviendra… alors que le virus sera toujours actif.
Mais pourquoi, alors que les mesures de confinement y ont été prises au même moment, l’ouest de la France résiste mieux au virus que l’Est et aussi bien que l’Allemagne, voire, l’Autriche ?
Des épidémiologistes ont avancé des premiers éléments d’explication.
En premier lieu, comme l’a expliqué le professeur Arnaud Fontanet du CNAM, directeur à l’Institut Pasteur et membre du conseil scientifique Covid-19 auprès de la présidence de la République, la virulence et la férocité du virus – encore inconnu il y a trois mois – reposent sur une multitude de paramètres interdépendants (dont certains encore mal compris) qui confèrent au processus de développement une dimension chaotique.
Jouent ainsi un rôle notoire, les systèmes de santé curatif (les soins au sens large comme le nombre de lits d’hospitalisation communs et de réanimation) et préventif comme les mesures « barrières » – la distanciation sociale, la dialectique test/isolement, les masques lorsque la distance sociale est inapplicable – et surtout sans doute la propension à respecter les dispositions individuelles/collectives qui évitent d’attraper la maladie…
D’autres critères jouent également sur le développement du virus sans être nécessairement des paramètres identiques d’un territoire à un autre. Par exemple, la densité de population, la détection précoce de clusters de développement du virus (foyers d’infection), la célérité et la justesse des décisions politiques et peut-être aussi, le hasard, comme le professait le biologiste Jacques Monod en 1970 dans Le hasard et la nécessité.
Il serait cependant imprudent pour nous – scientifiquement – de corréler ou de tracer un lien de causalité entre la propagation du virus et un de ces paramètres pris isolément.
Absence de cluster à l’Ouest
Arnaud Fontanet souligne à ce propos que le jeu de combinaison de ces paramètres devient sans doute favorable lorsqu’ils préviennent la naissance et le développement d’un cluster qui semblerait être la cause « racine » d’une explosion de l’épidémie et de sa cinétique sur un territoire de proximité.
Il explique ainsi qu’il serait plus fécond, au plan épidémiologique, de rechercher les causes de naissance d’un cluster que du fameux « patient zéro ». Ce serait les clusters nés dans un collège de l’Oise et lors d’un rassemblement évangéliste à Mulhouse qui expliqueraient, selon lui, l’explosion épidémique en France début mars 2020, puis sa virulence dans les territoires voisins.
Au contraire, c’est l’absence de ce type de clusters à l’ouest de la France (« par hasard ou nécessité »), puis leur étouffement grâce au confinement collectif et à la bonne application individuelle des mesures barrières et de distanciation, qui pourrait expliquer la résistance de ce territoire de la France à la propagation du virus.
Ce sont ces paramètres multiples qu’il faut analyser à des échelles locales et relativiser les comparaisons nationales entre pays afin d’en tirer des enseignements rationnels et pouvoir ainsi, en sortie du confinement, prévenir le mieux possible les répliques de l’épidémie… jusqu’à ce que l’on en trouve le vaccin.
Cet article a été coécrit avec Richard Messina, physicien, ancien président de l’université d’Evry-Val d’Essonne, membre du Conseil économique sociale et environnemental d’Ile-de-France.
Laurent Cappelletti, Professeur titulaire de chaire Comptabilité Contrôle de Gestion, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.