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Quand les conditions de travail se dégradent, faut-il s’en accommoder ou changer d’emploi ?
Maëlezig Bigi, Conservatoire national des arts et métiers (Cnam)
Si la « grande démission » n’a pas eu lieu et que les Français ne se sont pas détournés de l’emploi, faut-il pour autant en conclure qu’ils consentent pleinement à leurs conditions de travail ?
Quand les conditions de travail se dégradent, faut-il s’en accommoder ou changer d’emploi ?
La crise sanitaire n’a donc pas produit de phénomène massif de « refus du travail ». En revanche, paraphrasant le titre du dernier colloque du Groupe de recherche sur le travail et la santé au travail (GIS Gestes) – « Changer de travail ou changer le travail ? – nous observons qu’un faisceau d’indices pointe vers un refus des conditions de travail.
Des contraintes de plus en plus fortes
Les thématiques de la « grande démission » ou de la « démission silencieuse » sont à restituer dans un contexte de conditions de travail particulièrement dégradées en France. C’est ce que nous montrons avec la sociologue Dominique Méda à partir des données de l’Enquête européenne sur les conditions de travail 2021.
Travailleurs et travailleuses en France sont davantage exposés aux facteurs de pénibilité physique (postures douloureuses, port de charges lourdes, mouvements répétitifs, exposition à des produits toxiques) qu’en Allemagne, aux Pays-Bas et au Danemark. La situation n’est pas meilleure sur le plan des facteurs psychosociaux de risques. Plus de la moitié des enquêtés travaillent par exemple dans des délais très stricts ou très courts.
Ces expositions s’inscrivent dans le contexte d’organisations du travail où les contraintes sont plus fortes que les ressources pour y faire face. Ainsi tandis que seuls 36,7 % des salariés en France déclarent que leurs collègues les aident et les soutiennent ; ils sont 54,5 % au Danemark. De même, ils sont moins souvent consultés ou informés des décisions qui sont importantes pour leur travail.
Finalement, ils sont peu à estimer que le travail contribue à la construction de leur santé. Au contraire, près de 39 % des personnes interrogées estiment qu’elle est menacée par leur activité professionnelle. Si les atteintes physiques sont importantes (mal de dos, douleurs dans les membres inférieurs ou supérieurs), elles sont également très marquées du côté des atteintes psychiques : 49 % des enquêtés déclarent avoir souffert d’anxiété, contre 30,4 % en moyenne dans l’Union européenne et 7,6 % au Danemark.
S’accommoder de mauvaises conditions de travail… ?
La thèse du « compromis fordiste », inspirée par l’école de la régulation en économie a pu laisser penser que de mauvaises conditions de travail (c’est-à-dire concernant l’activité elle-même) pouvaient être acceptées, en contrepartie de bonnes conditions d’emploi (salaire, congés, perspectives de carrières, liens sociaux…). Pour des auteurs comme Robert Boyer ou Alain Lipietz, les rares périodes de stabilité économique, comme celle des années 1950 à 1970, s’expliquent par l’adéquation entre le régime d’accumulation et les modes de régulation par les institutions.
S’inscrivant dans l’esprit de ces analyses, le livre publié en 2012 par le syndicaliste italien Bruno Trentin, La Cité du travail. La gauche et la crise du fordisme, soutient qu’une partie des acteurs de la critique sociale se seraient alors accommodés des mauvaises conditions de travail que produisent le taylorisme et le fordisme au nom de la dignité sociale et de l’intégration économique que ces modes d’organisation procurent aux travailleurs.
Pourtant, les travaux portant sur syndicalisme et santé au travail nous invitent à nuancer la thèse selon laquelle l’organisation du travail n’aurait pas ou peu fait l’objet de revendications, au profit des enjeux d’emploi et de rémunération, y compris sur les enjeux de souffrance au travail. Il faut donc se garder de conclure que les travailleurs et travailleuses se seraient satisfaits au cours d’un moment historiquement marqué par la croissance économique, d’abîmer leur santé au travail en contrepartie de meilleures conditions de vie.
À partir du choc pétrolier de 1973, le récit du compromis fordiste peine doublement à tenir ses promesses. D’une part l’irruption du chômage de masse, la précarisation de l’emploi et les crises économiques qui se succèdent introduisent une compétition entre les travailleurs qui obère leur capacité à peser dans les négociations avec les employeurs. D’autre part, l’amélioration des conditions de travail qui était attendue des progrès techniques et organisationnels n’a pas lieu.
En France, au contraire, à partir du milieu des années 1980, le travail s’intensifie sous la forme d’une accumulation de contraintes industrielles et marchandes pesant en même temps sur des activités de plus en plus variées. Pour s’accommoder de ces conditions de travail, les individus usent de différentes méthodes comme l’autoaccélération décrite par la psychodynamique du travail.
Ainsi, dans les usines à colis d’aujourd’hui, les préparateurs de commandes qui travaillent sous commande vocale « jouent-ils » à faire de « belles palettes » et rivalisent de vitesse entre eux pour tenir leur poste. Travailler plus pour tenir n’est cependant pas le propre de l’usine. Pour les chercheurs de l’industrie énergétique, par exemple, travailler chez soi en « débordement » contribue, dans certains cas, à se maintenir en bonne santé en permettant de retrouver du sens à son activité.
… ou changer d’emploi ?
À côté de ces pratiques d’accommodement, de nombreux travaux nous montrent que les salariés cherchent aussi à améliorer leurs conditions de travail. Et la poursuite de cet objectif peut passer par un changement d’emploi, comme on l’observe en analysant les trajectoires des salariés dont les conditions travail s’améliorent ou se dégradent.
D’après les enquêtes de la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (la Dares, qui dépend du ministère du Travail), entre 2013 et 2016, les salariés dont les conditions de travail se sont améliorées le plus sont ceux qui ont changé d’emploi ou de profession. Celles et ceux qui font l’épreuve d’une perte de sens au travail – défini comme l’alliance de l’utilité sociale, de la cohérence éthique et des possibilités de développement de soi – ont tendance à quitter leur emploi davantage que les autres.
Si l’on considère que, dans un contexte de précarité de l’emploi, les possibilités de changer d’emploi sont inégalement réparties parmi les catégories socioprofessionnelles, il est intéressant d’interroger le désir de changement des salariés plutôt que leurs changements effectifs. L’enquête Défi du Centre d’études et de recherches sur les qualifications (Cereq) montre qu’en 2015, un tiers des salariés souhaitait changer d’emploi.
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Les travailleurs les moins qualifiés exprimaient plus souvent que les autres (39 %) un désir de changement, principalement pour sécuriser un emploi qui leur semble menacé. Les employés et ouvriers qualifiés qui indiquaient vouloir changer d’emploi (32 %) mettaient, eux, en avant la volonté d’échapper à des conditions de travail fortement taylorisées et d’avoir plus de flexibilité quant à l’articulation des temps sociaux. Enfin, les cadres (29 %), insistaient sur leurs conditions de travail (intérêt du travail, moins de débordement sur la vie personnelle) et anticipent des réorganisations au sein de leur entreprise, dont ils estiment que leur emploi ou leur carrière pourrait pâtir.
Le refus de mauvaises conditions de travail s’observe aussi en interrogeant les difficultés de recrutement des employeurs. En mars 2022, un tiers des salariés déclaraient travailler dans des entreprises ayant amélioré les conditions de travail et d’emploi pour pallier des difficultés de recrutement. Dans le contexte de reprise économique qui a suivi la sortie de la crise sanitaire, le rapport de force entre employeurs et salariés se serait légèrement infléchi en faveur du pouvoir de négociation de ces derniers.
Ces résultats confirment ceux de l’enquête Conditions de travail 2019 : les employeurs qui connaissent le plus de difficultés de recrutement sont aussi ceux qui estiment que leurs employés sont exposés à des pénibilités physiques ou psychiques, notamment les expositions physiques, le travail de nuit et les horaires imprévisibles et, du côté des facteurs psychosociaux de risques, le travail dans l’urgence, les tensions avec le public ainsi que l’impossibilité de faire un travail de qualité. Toutefois, ces difficultés de recrutement diminuent lorsque l’employeur estime que ses employés craignent de perdre leur emploi.
Une troisième voie ?
Deux manières de composer donc avec de mauvaises conditions de travail : s’en accommoder ou changer d’emploi. Les vagues de démissions dans les secteurs connaissant une pénurie de main-d’œuvre à la sortie de la crise sanitaire soulignent le caractère déterminant du rapport de force entre salariés et employeurs dans le refus des conditions de travail alors qu’à l’inverse, la peur du chômage et les craintes de déclassement agissent comme de puissants leviers d’acceptation.
Une troisième voie consisterait à transformer les organisations du travail pour les rendre plus soutenables, en redonnant du pouvoir de négociation aux salariés par l’intermédiaire des instances représentatives du personnel. Toutefois, la disparition des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) au profit des comités sociaux et économiques (CSE) risque de réduire à portion congrue la mise en discussion des conditions de travail.
Cette contribution à The Conversation France prolonge une intervention de l’auteur aux Jéco 2023 qui se sont tenues à Lyon du 14 au 16 novembre 2023.
Maëlezig Bigi, Chercheuse affiliée au Centre d’études de l’emploi et du travail, Co-directrice du Groupe d’études sur le travail et la santé au travail (GIS Gestes), Maîtresse de conférences en sociologie, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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