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10 réflexions pour le jour d'après
Nicole Gnesotto, professeure du Cnam, titulaire de la chaire Union européenne : Institutions et politiques
S'il y en a un, comment pouvons-nous l'imaginer ? En restauration, certes corrigée, du monde et de l'Europe d'avant ? En totale nouvelle donne politique et économique, difficile à concevoir sans l'aide d'imaginations fertiles, utopistes ou catastrophistes ? En chaos long et désespéré dont Cormac McCarthy avait pressenti l'horreur dans ce roman atroce, " La route ", daté de 2006 ? Les scénarios sont infinis.
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Toutes les générations passées par les guerres ou des crises majeures ont toujours voulu croire que du mal peut surgir le bien. C’était le « plus jamais ça » des poilus ou le « rien ne sera plus comme avant » des chansons populaires d’après-guerre. On sait ce qu’il advint. Cette crise sanitaire mondiale fera-t-elle exception ? Donnera-t-elle naissance à un monde plus serein ?
1) Ce qui est d’ores et déjà troublant, c’est l’inversion des possibles et des interdits. Les individus sont interdits de faire tout ce qu’il est normal qu’un être humain ait envie de faire : se promener, embrasser ses amis, séduire, partir en bande à la plage etc. En revanche, les Etats sont autorisés à transgresser tous les interdits qu’ils s’appliquaient avant : dépenser sans compter, s’endetter à perte de vue et de générations, nationaliser, se faire voter les pleins pouvoirs etc. De même, les Occidentaux maîtres du monde, qui avaient pris l’habitude de fermer leurs frontières aux migrants de ce qui s’appelait naguère le tiers monde, deviennent eux-mêmes les refoulés planétaires, les damnés de la terre dont il faut se protéger. Cela devrait faire réfléchir.
2) Face à une telle épreuve, toutes les questions sont légitimes : la mondialisation est-elle coupable (par l’ouverture du marché, l’explosion des transports, la recherche effrénée des coûts bas et des profits) ? Les régimes autoritaires sont-ils plus efficaces que les démocraties dans la gestion de crises majeures ? La Chine est-elle plus solidaire des Européens que leur allié américain, avec l’envoi de millions de masques aux pays du continent, alors que les Etats-Unis ont eu comme premier réflexe de fermer les frontières sans préavis et de tenter une OPA sur les laboratoires allemands ? L’Europe de Maastricht n’est-elle viable qu’en temps de paix, puisqu’il a fallu en suspendre toutes les règles (le pacte de stabilité, Schengen, le refus de l’inflation, la priorité du marché, le refus des aides d’Etat aux entreprises etc.) pour permettre aux Etats de réagir en temps de crise ?
3) On savait que la mondialisation avait déjà plusieurs phases : heureuse jusqu’en 2008, puis douloureuse, puis déboussolée à partir de 2016 avec l’élection de Donald Trump et le Brexit. On entre aujourd’hui dans la mondialisation catastrophe. L’interdépendance est en effet un atout formidable pour réduire les coûts de production et booster la richesse mondiale. Mais sa face noire est puissante : l’interdépendance des crises va aussi vite que celle des marchés. Les apôtres du libéralisme économique et des scénarios de restauration ex-ante devront se souvenir que l’interdépendance peut être mortelle.
4) Si nous sommes en guerre contre le virus, le jour d’après doit se penser comme une sortie de guerre. Il y eut en la Conférence de San Francisco en 1949, entre les 50 vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale, qui donna naissance à la Charte des Nations Unies. Il devrait y avoir, après la pandémie, une conférence mondiale de réparation/reconstruction, à l’échelle de la planète, Chine, Iran, et autres « étrangers » compris, puisque la victoire contre la pandémie ne peut être que mondiale, sauf à être illusoire.
5) Davantage de gouvernance mondiale est aussi nécessaire qu’improbable. La raison exigerait une OMS efficace, indépendante des grandes puissances, dotée de moyens de prévision et de gestion des crises sanitaires spectaculaires. L’émotion entraine le repli national, la méfiance, le besoin de protection et de frontières, barrières et autres murs propres. Le chemin vers davantage de multilatéralisme est donc tout sauf assuré. Mutatis mutandis, ce raisonnement s’applique aussi à l’Europe.
6) S’il est possible de stopper net la mondialisation pendant six ou huit semaines, il devrait être moins difficile encore de pouvoir ensuite la réformer. On avait déjà l’intuition que quelque chose comme une « hypermondialisation » incontrôlée était en train de l’emporter. On savait aussi qu’elle était triplement menacée : par le réchauffement climatique, par l’explosion des inégalités sociales, par la dérégulation infinie des marchés et des technologies. La pandémie intègre désormais cette cohorte de risques mortels. Il est à espérer que, quand il faudra reconstruire, c’est à l’ensemble de ces quatre risques majeurs qu’on s’attachera à remédier. Autrement dit, réfléchir à une mondialisation plus durable, plus égalitaire, moins profitable, plus solidaire. Douce utopie certes, mais horizon utile.
7) Les excès du libéralisme ont engendré les excès de l’individualisme. La réforme du premier entraînera le retour à la raison pour le second. Du moins faut-il l’espérer : le civisme, la solidarité, le culte de nos devoirs autant que de nos droits, le respect des règles et des lois, de la représentativité démocratique, tout cela s’est parfois perdu. Et il y a de la marge entre le collectivisme autoritaire à la chinoise et l’hyper individualisme des récalcitrants qui volent les masques et les interdits au nom de leur bon droit.
8) Si l’on change les règles du marché, il faut changer celles de l’Europe. Réguler plutôt que l’inverse, contrôler plutôt que laisser faire les marchés, retrouver la notion de services publics, nationaux ou européens, et les extraire des règles de la concurrence, lutter contre les inégalités sociales en complément des Etats, repenser totalement la relation entre intégration et souveraineté, défendre les industries de souveraineté l’échelle de l’Europe, accepter que la Commission fasse et gère des stocks indispensables, de médicaments, d’hôpitaux de campagne, dans une sorte de nouvelle Banque européenne des stocks vitaux, équivalente de la BCE, etc.
9) Une nouvelle conférence de Messine est nécessaire. Non pas cette Conférence sur l’avenir de l’Europe, prévue pour 2022 mais que chacun souhaite la plus légère et minimale possible, mais une véritable remise à plat de ce qui marche et ne marche pas entre les trois niveaux européens : l’Union, les Etats, les peuples. Depuis 1956, les citoyens ont été les grands oubliés d’une construction européenne qui ne connaissait et ne défendait que les consommateurs. Ils doivent devenir le coeur structurant de cette deuxième étape. Après tout, le monde qui a donné naissance à la CEE puis à l’Union a disparu il y a trente ans, avec la guerre froide. Comment continuer à baser l’Europe sur des règles et des priorités issues d’un monde révolu ?
10) L’Europe a perdu la bataille de l’image. Les nations sont en train de la gagner, et le nationalisme sans doute avec. Comment éviter la catastrophe d’un retour à une Europe des nations égoïstes, concurrentes, xénophobes ? L’Italie n’oubliera pas facilement les trahisons européennes sur les réfugiés, puis sur la pandémie. Il est vital que l’Europe réagisse : la République Tchèque devrait être sanctionnée pour avoir volé des masques réservés à l’Italie, par la suspension de ses fonds structurels, comme la Pologne et d’autres Etats devraient l’être depuis longtemps pour leur mépris de l’Etat de droit. Deux choses menacent en effet l’Europe autant que le virus : l’inefficacité en temps de crise, et la tolérance coupable envers les Etats membres voyous. Si l’on veut laisser une chance à l’Europe post-corona, il faut que le nouveau contrat européen soit d’abord politique. Le marché s’adaptera.
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L'auteure
professeure titulaire de la chaire Union européenne