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« Démondialisation » ? La crise du coronavirus révèle une tendance de fond

Thierry Gonard Enseignant Méthodologie, Entrepreneuriat et Innovation

Publié le 23 mars 2020 Mis à jour le 17 octobre 2023

La notion de « démondialisation » est amplement débattue depuis des années. Mais de quoi s’agit-il exactement ? Est-ce un phénomène conjoncturel lié aux incertitudes d’un environnement géopolitique régulièrement électrisé par les tweets de Donald Trump et aujourd’hui accentué par la crise du coronavirus, ou sommes-nous en présence d’une tendance de fond et, en ce cas, pourquoi ? Quelles hypothèses pouvons-nous en tirer à propos de l’évolution de l’économie mondiale, des stratégies des entreprises et des territoires ?

© Pexel - Anton Uniqueton

© Pexel - Anton Uniqueton

« Démondialisation » ou « relocalisation » ?

Alerte à Bercy : « L’épidémie de [coronavirus] change la donne de la mondialisation et montre que dans certaines filières, les difficultés d’approvisionnement peuvent poser un problème stratégique », reconnaît le ministre de l’Économie Bruno Le Maire. Il devient dès lors « impératif de relocaliser un certain nombre d’activités ».

Si avec la crise actuelle, la relocalisation de la fabrication des principes actifs de médicaments et d’autres produits devient un « impératif » pour nos pouvoirs publics, l’étude réalisée par la société de conseil spécialisée en achat opérationnel Agilebuyer et le Conseil national des achats (CNA) auprès de 682 professionnels des achats fin 2019 montre que, pour les départements achat des entreprises françaises, comme l’explique Olivier Wajnsztok, fondateur d’Agilebuyer :

« Acheter français ne semble plus relever de l’anecdote ou d’une simple question d’image. C’est une tendance de fond qui s’impose ; pour 54 % des directions achats, c’est même un critère d’attribution du business. »

O. Wajnsztok estime qu’il s’agit d’« une relocalisation défensive car il faut sécuriser ses approvisionnements dans un environnement géopolitique plus incertain ». D’autres facteurs entrent en jeu : l’augmentation des coûts salariaux dans les pays émergents ; les frais de transport et l’impact carbone ; les coûts liés aux défauts de qualité des produits et services… Mais 45 % des acheteurs disent buter sur deux obstacles : les capacités de production française et les prix.

Le phénomène décrit ici pour la France – et que la crise du coronavirus a illustré avec la pénurie des masques de protection – n’explique qu’en partie l’évolution des échanges mondiaux constatée depuis plusieurs années. El Mouhoub Mouhoud, professeur d’économie à Paris Dauphine, nous rappelle en effet que, avant 2010, le commerce mondial augmentait deux fois plus vite que la production mondiale. Aujourd’hui, production et commerce mondial évoluent au même rythme. La principale explication réside dans la chute des exportations de produits assemblés en Chine.

Bruno Le Maire évoque la « relocalisation d’un certain nombre d’activités stratégiques » (9 mars 2020).

« Démondialisation » ou « recomposition des chaînes de valeur » ?

Le phénomène est particulièrement significatif dans l’industrie électronique où ces 30 dernières années d’échanges ont fait de la Chine « l’atelier du monde ». Mais dans son plan « Made in China 2025 » lancé en 2015, le gouvernement chinois s’est donné pour priorité de détenir 80 % de son marché domestique très convoité par les Occidentaux. Il veut, de plus, « désaméricaniser » les technologies d’Internet.

« Les États-Unis ont peur de perdre leur leadership technologique », explique Benoît Flamant, de Corraterie Gestion. On assiste ainsi à un « découplage » des industries chinoises et américaines. Il est aujourd’hui interdit aux fabricants de composants américains de fournir Huawei et ZTE, qui ont pris de l’avance dans la 5G. Or la fabrication de composants électroniques est le point faible de la Chine. C’est pourquoi elle investit massivement dans ce domaine, comme dans celui des logiciels et des systèmes d’exploitation.

Apple s’engage par ailleurs dans une réorganisation de sa chaîne de valeur, notamment avec les pays de l’Asie du Sud-Est et l’Inde. D’après une étude du Boston Consulting Group (BCG) sur la fabrication d’un iPhone, la Chine s’occupe essentiellement de l’assemblage et ne représenterait déjà qu’environ 20 % de la valeur ajoutée. Pour autant, selon El M. Mouhoud, il n’y a pas aujourd’hui de « démondialisation » mais « une recomposition des chaînes de valeur » avec des problématiques très différentes d’un secteur d’activité à un autre.

« Démondialisation » ou « multi-localisation » ?

El M. Mouhoud relève aussi que « lorsque les coûts de transaction du commerce (droits de douane, transport, etc.) augmentent, les firmes multinationales ont tendance à sauter ces barrières pour produire sur place ». La promesse de Huawei d’investir en France pour produire des équipements 4G et 5G s’inscrit dans cette logique. Les multinationales sont d’autant plus incitées à se rapprocher du client que celui-ci est de plus en plus en attente de disponibilité, de qualité et de traçabilité, cela dans le respect de l’environnement.

Michael Mc Adoo, directeur associé du bureau de Montréal du BCG, suggère à cet égard que « dans ce nouvel âge de la globalisation, le multilocal est le nouveau multinational. Il faut produire en Chine pour vendre en Chine, et produire ailleurs pour vendre ailleurs ». La question est de savoir alors où on va produire sur le territoire. Cette problématique est illustrée par les stratégies de production des constructeurs automobiles en Europe. Toyota investit 400 millions d’euros à Valenciennes plutôt que dans son usine tchèque pour produire la nouvelle Yaris et un nouveau SUV. En Espagne, Renault investit à Valladolid pour le nouveau Captur et Peugeot à Vigo pour la 2008 : la préférence française est dépassée par la logique de compétitivité.

Conclusions

Le concept de « démondialisation » renvoie à d’autres phénomènes observés dans les stratégies internationales des entreprises : la recomposition des chaînes de valeur développée par El M. Mouhoud ; la multilocalisation proposée par Michael Mc Adoo ; voire la relocalisation qu’Arnaud Montebourg appelle de ses vœux depuis 2011.

Ce qui est sûr, c’est qu’un phénomène de fond est en marche. Il a été révélé par la politique des États-Unis confrontés à la remise en question par la Chine de leur leadership technologique et économique. Il va être accéléré avec la crise du coronavirus, spécialement dans les industries ayant des liens étroits avec Wuhan, comme l’automobile et l’électronique, ainsi que dans le domaine de la santé – cela sous la pression des États qui vont faire leur retour dans la gouvernance économique mondiale. Il est urgent que l’Europe trouve sa place dans ces nouveaux rapports de force où les pays producteurs de matières premières et d’énergies fossiles – Russie, pays du Moyen-Orient, d’Afrique et d’Amérique latine – cherchent également à avancer leurs pions.

Les phénomènes décrits ici conduisent à s’interroger sur la manière dont les multinationales vont s’adapter. Une hypothèse repose sur une réorganisation en entreprises « multilocales » avec des chaînes de valeur dédiées à des marchés géographiques. Elle est renforcée par les observations que fait El M. Mouhoud sur l’augmentation des investissements directs à l’étranger (IDE) depuis 2012, l’objectif étant d’innover et de produire où l’on vend.

Enfin, la « démondialisation » est-elle une bonne nouvelle pour nos territoires ? Nos usines seraient moins en concurrence avec celles des pays asiatiques. Mais la concurrence s’intensifie déjà avec celles des pays d’Europe et du bassin méditerranéen, du Maroc notamment… Au plan local, autour des usines, les fournisseurs et prestataires de services deviennent des partenaires plus « attendus sur l’innovation (prix, qualité, réactivité) et les enjeux de développement durable » (selon J.-L. Darras, le président du CNA). Une meilleure prise en compte de la protection de l’environnement sur les territoires serait ainsi une autre retombée de la « démondialisation ».The Conversation

Thierry Gonard, Enseignant Méthodologie, Entrepreneuriat et Innovation, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.


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