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Fragments d’un Président écrivain : François Mitterrand et ses livres

Yvan Boude, rédacteur en chef du Cnam mag'

Publié le 29 octobre 2018 Mis à jour le 25 mars 2022

Les 29 et 30 octobre, la maison de vente aux enchères Piasa disperse une partie de la bibliothèque personnelle de François Mitterrand. Le catalogue, qui propose un petit millier d’ouvrages, essentiellement du XXe siècle, généralement en édition originale sinon en tirage de tête, souvent reliés par les meilleurs artisans ou par son épouse Danielle, parfois dédicacés, nous plonge dans l’intimité des lectures de l’ancien chef de l’État…

François Mitterrand, portrait officiel, 1981. La Documentation Française

François Mitterrand, portrait officiel, 1981. La Documentation Française

Que François Mitterrand fût un amoureux de la chose écrite n’est un secret pour personne. Lui-même ne s’en cachait pas. Selon son propre aveu, il était monté « d’Angoulême à Paris, en 1934, pour entrer à l’Université », avec deux grands rêves en tête : le premier « d’aller au Vél’ d’Hiv’, temple des courses cyclistes sur piste, et d’y assister aux Six Jours, l’autre de rencontrer les écrivains » qu’il admirait. Ce fut d’abord François Mauriac, qui l’accueillit aux premiers jours de son séjour parisien. Puis, au gré de ses pérégrinations dans la capitale, André Gide, André Malraux et Julien Benda qui tenaient des meetings antifascistes à la Mutualité, Georges Bernanos qui fréquentait l’Union pour la vérité ou Paul Valéry qui enseignait la poétique au Collège de France.

Rien d’étonnant donc à le voir durant ces années prendre la tête de la section littérature du Cercle de la Vie des étudiants, activité qui le conduira à organiser des rencontres littéraires et à collaborer un temps avec L’Écho de Paris. Comme dans la Revue Montalembert, journal du foyer où il résidait, il y publiera aussi bien des critiques littéraires que des billets d’actualité, fustigeant par exemple l’étudiant de 1936 qui s’enthousiasmait pour « le match de football Paris-Budapest » mais pensait « que poètes et musiciens ne servent à rien ».

Au fil des articles, le jeune étudiant s’intéressera aussi à l’œuvre littéraire comme expression « d’un peu de la vérité de l’homme et du monde », méditera sur le fait que « la pensée, pour devenir œuvre, doit se réduire en mots, eux-mêmes coordonnés en phrases assouplies, nombrées et rythmées » ou avouera son admiration pour « la réalisation formelle admirable d’un Valéry, la force et la puissance intellectuelle et rythmique d’un Claudel, le charme intime et délicat d’un Jammes ».

Rien de surprenant non plus à le voir choisir, près de cinquante ans plus tard, Gisèle Freund, la portraitiste incontestée du monde littéraire, pour la réalisation de son effigie présidentielle. Face à son regard, derrière lequel avaient posés Simone de Beauvoir, James Joyce, Colette… François Mitterrand murmurera d’ailleurs pour seule consigne de tenir compte qu’il était « un écrivain avant d’être un homme politique ». Le résultat fut cet étonnant portrait officiel où l’on surprend le nouveau chef de l’État lisant les Essais de Montaigne dans la bibliothèque circulaire de l’Élysée. Celui qui avait été élu par près de seize millions de votants, celui qui avait été ministre, secrétaire d’État, sénateur, député et maire, celui qui permettait, enfin, à la gauche d’accéder au pouvoir… se (re)présentait donc pour la postérité en homme épris de littérature.

Dans les coulisses d’une « écriture juste »

François Mauriac et Paul Valéry, Paul Claudel et Francis James, Colette et James Joyce… Même si François Mitterrand avouait lui-même que son admiration pour certains écrivains n’avait pas résisté au temps, ce sont autant d’auteurs dont les œuvres parsèment un catalogue qui s’adresse aussi bien aux cercles bibliophiles qu’à ceux qui conservent une affection singulière pour la geste mitterrandienne comme pour l’homme privé.

Pourtant, l’un des vrais intérêts de cette vente est ailleurs et se cache dans une petite dizaine de lots, dispersés entre les pages 193 et 206 au nom d’auteur Mitterrand. Notamment dans les lots 420, 423, 425, 429 et 430, composés de feuillets manuscrits et de tapuscrits annotés de la main du premier secrétaire du Parti socialiste, qui viennent compléter le « brouillon » de L’abeille et l’architecte conservé dans les archives de l’Institut François Mitterrand.

François Mitterrand à propos de L’abeille et l’architecte, Bernard Pivot, Apostrophes (Archive vidéo INA 15, septembre 1978).

Publié en septembre 1978, cet ouvrage occupe une place importante dans l’entreprise de reconstruction d’une légitimité politique à laquelle se livra François Mitterrand après l’échec de l’actualisation du programme commun, la rupture de l’Union de la gauche puis la défaite aux élections législatives. Se souvenant peut-être des réactions enthousiastes à l’issue de son premier passage à Apostrophe, lorsque de nombreux observateurs affirmèrent « que si cette émission avait eu lieu avant l’élection présidentielle de mai 1974, les 200 ou 300 000 voix qui séparaient (les deux candidats) eussent été comblées », le député de la Nièvre se mit alors à écrire. Ou plutôt, à sélectionner, enrichir, rectifier… consciencieusement un ensemble de chroniques pour la plupart déjà publiées dans les colonnes de L’Unité.

François Mitterrand présente L’abeille et l’architecte et répond au questions d’Yves Mourousi et Jacques Legris sur le plateau du JT de 13h de TF1 du 22 septembre 1978. INA IFM

Pour les besoins de sa démonstration, François Mitterrand écrivit aussi quelques textes inédits lui permettant de se construire une stature d’homme d’État qui « parcourt le monde avec son bâton de pèlerin socialiste » à la rencontre des grands de ce monde. Il reviendra ainsi sur ses rencontres avec Mikhaïl Souslov à Moscou (lot 425), avec Henry Kissinger à Washington (lot 423), avec Willy Brandt dans un train entre Stuttgart à Mayence (lot 420), avec Daniel Oduber Quirós dans un restaurant costaricien (lot 430)… Les ébauches de ces chroniques permettent de découvrir son processus d’écriture.

Considérant que « la vraie littérature naît […] de l’exactitude du mot et de la chose », il s’adonnait en effet à une écriture de contention, un style qui « cherche toujours à économiser, à économiser le mot, à économiser la phrase […] sans aller tout à fait jusqu’au digest ».

Pour mieux appréhender l’important travail qui lui permettait d’offrir un texte juste, s’embarrassant le moins possible de détails et de digressions, il suffit de comparer les versions manuscrite (lot 420) et tapuscrite (archives de l’Institut François Mitterrand) de cette anecdote so british publiée dans L’abeille et l’architecte.

« Invité par Wilson à Chequers, résidence des premiers ministres pour notre “Conférence des leaders” de l’Internationale socialiste, je faisais à la fin d’une réunion de travail, le tour des portraits qui ornent la salle du conseil de cabinet du gouvernement britannique, là même où nous venions de nous réunir, et contemplais Nelson, Pitt, Wellington et d’autres encore représentés en pieds par ces grands maîtres de la peinture anglaise que son […] quand j’entendis mon hôte me poser cette étrange question : “La présence de ces tableaux ne vous gêne pas, je l’espère. Sinon j’ordonnerais qu’on les fasse enlever.” Je crus qu’il se moquait et le lui dit. “Assurément, reprit Wilson, je ne doutais pas de votre réponse. Mais savez-vous que pour éviter un incident diplomatique, nous avons déjà exilé ces portraits dans les musées de Londres ?” »

« À Chequers, résidence des premiers ministres, où Harold Wilson reçoit la “Conférence des leaders” de l’Internationale socialiste, je fais le tour des portraits qui ornent la salle du Conseil de Cabinet du gouvernement britannique où nous venions de nous réunir, et je contemplais Nelson, Pitt, Wellington, d’autres encore représentés en pied par les maîtres de la peinture anglaise, quand j’entendis Wilson me poser cette question : “Si la présence de ces tableaux vous gêne, je peux les faire enlever.” Je crus qu’il se moquait et le lui dis. “Savez-vous, reprit Wilson, que pour éviter un incident diplomatique nous avons déjà exilé ces portraits dans les musées de Londres ?”»

« Aux Chequers, je faisais le tour des portraits qui ornent la salle du Conseil où se tient parfois le Cabinet et je contemplais Nelson, Pitt, Wellington, d’autres encore représentés en pied par les maîtres de la peinture anglaise, quand j’entendis Wilson me poser cette question : “Si la présence de ces tableaux vous gêne, je peux les faire enlever.” Je crus qu’il se moquait et le lui dis. “Savez-vous, reprit Wilson, que pour éviter un incident diplomatique nous avons déjà exilé ces portraits dans les musées de Londres ?”»

Œuvres de François Mitterrand dans leur réédition aux Belle Lettres.

François Mitterrand ne manquera jamais une occasion de réaffirmer son plaisir d’écrire, lui qui aurait « aimé consacrer une partie de (sa) vie à construire une œuvre littéraire ». Une œuvre qui aurait sans doute proposé, comme l’écrivait Le Monde à la sortie de L’abeille et l’architecte, « des pages d’une écriture admirable, digne des plus grands ».

Une œuvre qui aurait certainement puisé sa force dans une écriture juste, que l’ancien président de la République considérait comme

« une compensation à ce défaut que tout homme politique prend, par la nécessité où il se trouve de s’exprimer pour convaincre et pour expliquer, qui finit par donner des rythmes, et notamment un rythme oratoire, un rythme éloquent tout à fait anti-littéraire ».The Conversation

Yvan Boude, docteur en Sciences politiques et ingénieur de recherche, spécialiste de communication politique, directeur de la communication, Conservatoire national des arts et métiers (Cnam)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.


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