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Portrait / Damien Milleville, ingénieur de cœur au chevet de la cathédrale Notre-Dame de Paris
Ingénieur BTP spécialisé en monuments historiques et patrimoine bâti diplômé du Cnam Picardie, Damien Milleville a été appelé en renfort pendant une semaine sur le chantier de mise en sécurité architecturale de la cathédrale Notre-Dame de Paris suite à l’incendie du 15 avril dernier. A l’occasion des Journées européennes du patrimoine qui se déroulent jusqu’à Dimanche en métropole, cet ancien du Cnam nous offre une plongée au cœur des métiers d’art à travers le récit de sa vocation et de sa vision personnelle de l’expertise.
Incendie de Notre-Dame à Paris @Marind
Pro de la pierre au cœur d’artichaut, Damien Milleville, 29 ans, n’est pas de ces ingénieurs qui font du déni des émotions la marque de leur professionnalisme. Et pour cause, loin des tableurs excell et des conjectures abstraites, sa pâte d’expert exerce son doigté sur du concret, et même sur du vivant. Ingénieur BTP spécialisé en patrimoine bâti, Damien chouchoute ces vieilles dames pleines d’histoires que sont les pierres des monuments historiques, et les fait même chanter du bout de son marteau. Frappé au cœur par l’incendie qui a ravagé la cathédrale de Notre-Dame, Damien affiche toutefois, lorsque je le rencontre après son intervention d’une semaine au chevet du monument, un tempérament combatif, énergique, le regard habité par la flamme propre à celles et ceux qui font de leur passion le métier d’une vie.
Rien ne semblait pourtant prédestiner Damien au monde en apparence profane des chantiers. Bon élève, il est aiguillé comme le veulent les conventions sociales vers une classe préparatoire scientifique, col blanc et attaché-case à la clé. C’est là minorer le savant mélange d’intelligence manuelle et émotionnelle qui anime les personnalités dites atypiques comme celle de Damien, qui s’ennuie sur les bancs de l’école malgré ses facilités et pour qui le métier de tailleur de pierres était une vocation depuis le collège. Et pour cause, chez les Milleville, le virus des vieilles pierres est une affaire de famille : le père de Damien, appareilleur devenu directeur technique d’une carrière dans l’Oise, ne tarde pas à traîner son rejeton sur les chantiers de restauration et à faire voler en éclats la pression sociale et les préjugés qui associent encore trop souvent les métiers manuels à un choix par défaut lié à un manque de compétences intellectuelles. Et si l’expertise se trouvait au contraire au point d’articulation entre la théorie et la pratique, dans la dialectique de l’esprit et de la main… ? Pour Damien, cela ne fait aucun doute, lui qui n’a pas hésité à troquer la calculette contre le marteau au beau milieu de la prépa.
Lorsqu’il accompagne son père sur les chantiers de restauration de l’Opéra Garnier et de l’Ecole des Francs Bourgeois pendant les vacances scolaires, le coup de foudre est immédiat : toucher du doigt la matière, éprouver la difficulté et apprécier la récompense de son effort, des émotions fortes et gratifiantes qui donnent le déclic à Damien. Cet amour d’été pas comme les autres le pousse alors à se réorienter vers des études en alternance à l’issue desquelles il obtient un diplôme d’ingénieur au Cnam Picardie… et un premier emploi dans l’entreprise de restauration du patrimoine qui l’a formé pendant trois ans.
Les trois années d’étude en apprentissage au Cnam en partenariat avec l’ISTBTP m’ont apporté quelque chose de fondamental qui est l’articulation de la théorie et de la pratique. Les deux se complètent. C’est apprendre à réfléchir aux méthodes et être capable de les mettre en œuvre. Pour moi, c’est ça l’expertise.
Dans un monde numérique où l’expertise semble à portée de clic, la découverte des métiers du patrimoine a été pour Damien l’apprentissage de la modestie et de la patience. Autant de vertus indispensables à qui souhaite s’initier à un métier ancestral, où l’acquisition de principes théoriques n’est que le prérequis d’une transmission orale et sur le terrain de savoirs empiriques, de gestes, d’un œil, d’une sensibilité, d’une intuition, que seuls le contact de maître à apprenti et des années de labeur peuvent permettre de toucher du doigt. Garants de savoir-faire millénaires, les « pierreux » comme on dit dans le milieu, doivent aussi savoir vivre avec leur temps et ne pas négliger l’apport considérable des nouvelles technologies dans la documentation d’un monument et de son état de fragilité, à l’instar de la modélisation 3D et des capteurs numériques, qu’ils doivent savoir faire dialoguer avec les méthodes ancestrales. Sceptique quant aux formations clé en main qui permettent à tout un chacun de se targuer d’une expertise de tailleur de pierre au terme d’une année de CAP, Damien considère le diplôme comme une entrée en matière plus que comme une fin en soi. A contre-courant d’une ère du tout instantané, où le vite fait bien fait semble avoir éclipsé la vraie valeur du temps, Damien pose un regard mêlé d’humilité et d’exigence sur son propre niveau d’expertise et estime seulement « commencer à savoir de quoi [il] parle » au bout de dix ans d’expérience.
Prendre le diplôme comme une fin en soi, c’est prendre le risque de se laisser enfermer dans un moule et brider sa créativité.
Pourtant, c’est bien en qualité d’expert que Damien a été appelé en renfort sur le chantier de la cathédrale Notre-Dame une quinzaine de jours après que les flammes ont dévoré la flèche de Viollet-le-Duc et causé d’innombrables dommages sur l’ensemble du monument. A son arrivée le 2 mai, c’est l’effervescence : 120 personnes oeuvrent sans relâche ni préparation au sauvetage du patrimoine artistique de la cathédrale, évacuent ce qui est en état de l’être, veillent à la sécurisation du site, et conjuguent leurs expertises pour donner un premier état des lieux de l’ampleur des dégâts en vue de planifier les travaux de reconstruction. Maçons tailleurs de pierre, charpentiers couvreurs, maîtres verriers, serruriers, ferronniers… une fourmilière d’artisans d’art œuvre dans l’urgence pour protéger la reine des cathédrales, sans compter le personnel de Notre-Dame, des représentants religieux, des conservateurs du patrimoine et architectes des monuments historiques, dont la synergie professionnelle étonne Damien et le rassérène. Sa tâche n’en reste pas moins complexe : appelé en renfort en tant qu’indépendant par l’entreprise où il a fait ses classes, Damien est en charge de coordonner les équipes dans l’évacuation des gravats et la consolidation des ouvrages en pierre fragilisés. Doté d’une expertise en prévention des risques, fléau bien connu des rudes métiers du bâtiment, Damien est garant de la sécurité des ouvriers et veille au respect des consignes de sécurité. Une responsabilité qui n’est pas des moindres dans un contexte d’incertitude quant au risque d’effondrement même partiel de la cathédrale…
Ce sentiment d’urgence face au risque de disparition imminente d’une grande Dame de 856 ans, Damien l’a éprouvé en plein cœur. C’est encore avec beaucoup d’émotion dans la voix qu’il me fait part de ses émotions lorsqu’il entre dans la nef à ciel ouvert pour la première fois. Comme saisit d’un vertige à la vue de ces murs monumentaux de 43 mètres pourtant mis à nu par les flammes, Damien croit entrer dans la galerie souterraine d’une carrière de pierre dévastée sur laquelle « le ciel » serait tombé…
Si la désolation est bien présente, la magie du lieu demeure. Envoyé à la rescousse des chimères postées au sommet de l’édifice, le marteau de Damien a tutoyé une faune diverse et variée, aux motivations purement décoratives : un pélican, un tigre, ou encore un alchimiste au nez fissuré, qui lui ont rappelé combien la beauté de l’art et la magie d’un monument historique résident dans sa part d’irrationnel et de mystère. Autant d’antidotes au rationalisme des constructions actuelles, dont Damien déplore qu’elles ne répondent qu’à des fins purement utilitaires.
Ces bâtiments ont un petit côté irrationnel qui rend la vie magique et c’est ça qui nous motive.
Par-delà les polémiques sur les financements des futurs travaux de restauration et l’indignation des professionnels du patrimoine estimant à juste titre selon Damien que cette catastrophe aurait pu être évitée, notre pierreux made in Cnam se réjouit toutefois de ce que cette catastrophe ait, dans le malheur, offert un coup de projecteur sur les métiers méconnus, voire dévalorisés, du patrimoine, dont l’utilité de premier plan ne fait désormais plus l’ombre d’un doute. Charge à présent aux pouvoirs publics de transformer cette reconnaissance sociétale en financements. Un mouvement qui semble déjà en marche dans la région de Damien, où des fonds importants ont été débloqués pour former la relève à ces métiers d’excellence, qui, espérons-le, ont encore de beaux siècles devant eux.
Laetitia Casas
Journaliste au Cnam
Les Journées européennes du Patrimoine au Musée des Arts et Métiers
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