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Le pendule d’Umberto Eco

Yvan Boude, rédacteur en chef du Cnam mag'

Publié le 26 septembre 2018 Mis à jour le 25 mars 2022

« À la cinquantaine, normalement, on abandonne sa famille, on s’enfuit aux Caraïbes avec une danseuse. J’ai trouvé cette solution trop compliquée, et la danseuse coûtait trop cher. J’ai choisi la simplicité : j’ai écrit un roman », aimait raconter Umberto Eco pour expliquer son ineffable parcours qui le mena de l’étude de l’esthétique chez Thomas d’Aquin jusqu’au statut de « géant incontesté de la littérature mondiale ». Un statut qu’il acquiert dès son premier roman, Le Nom de la rose, récompensé par le Prix Médicis étranger en 1982, traduit dans vingt-six langues, vendu à plus de seize millions d’exemplaires et adapté au cinéma par Jean-Jacques Annaud !

L’écrivain, qui affirmait que « les gens sont fatigués des choses simples », choisira le Conservatoire et son musée, ce grenier aussi fascinant qu’intrigant « dont il faut se demander pourquoi Hitchcock n’a jamais pensé y faire un film », pour accueillir l’intrigue de son deuxième roman, Le Pendule de Foucault. Durant les huit années nécessaires à la préparation de cet ouvrage, il l’arpentera ainsi de long en large jusqu’à imaginer s’y laisser enfermer une nuit entière – expérience que vivra d’ailleurs le narrateur.

Le résultat ? Un « thriller ésotérique » dont l’intrigue, dans un lent mouvement entre retour au passé et anticipation du futur autour de l’axe du pendule de Foucault, oscille entre la science la plus moderne et les croyances les plus occultes. Une « somme érudite » dans laquelle Umberto Eco analyse « l’abondance de la circulation des surinterprétations », l’universalité de la théorie du complot et le besoin, ancré dans la nature humaine, « de croire à des explications exceptionnelles ».

Le pendule a commencé à me fasciner lorsque j’avais 20 ans

C’est donc tout naturellement que le titulaire de la chaire de sémiotique de l’Université de Bologne, qui définissait sa discipline comme « une théorie du mensonge », a choisit le pendule de Foucault comme titre sinon comme personnage central de son roman. « Le pendule a commencé à me fasciner lorsque j’avais 20 ans, lorsque je suis venu pour la première fois au Conservatoire, car c’est un objet très contradictoire », expliquait Umberto Eco puisque cet objet est en même temps « le symbole d’une espèce d’éternité inchangeable et celui de la relativité de tous les critères de mesure ». La démonstration visuelle de la rotation de la terre offre en effet « quelque chose de patent et quelque chose de mystérieux ». Et c’est ce mystère, symbole du conflit entre la raison et la foi, « explicable en termes scientifiques mais qui suggérait des connotations qui allaient au-delà de l’expérience », qui choqua une partie du public parisien lors de sa présentation en 1851. Et donna naissance à de nombreuses surinterprétations !

La première rencontre avec le Conservatoire

Ainsi [...] entre-t-on au Conservatoire des Arts et Métiers, à Paris, après avoir traversé une cour XVIIIe, posant le pied à l’intérieur de la vieille église abbatiale enchâssée dans le prieuré originel. On entre et on se trouve ébloui par cette conjuration qui réunit l’univers supérieur des ogives célestes et le monde chtonien des dévoreurs d’huiles minérales.

À terre s’étend une théorie de véhicules automobiles, bicycles et voitures à vapeur, d’en haut dominent les avions des pionniers, en certains cas les objets sont intacts, encore qu’écaillés, corrodés par le temps, et ils ont l’air, tous ensemble, à la lumière ambiguë en partie naturelle et en partie électrique, recouverts d’une patine, d’un vernis de vieux violon ; d’autres fois, il reste des squelettes, des châssis, des dislocations de bielles et de manivelles qui font peser la menace d’inracontables tortures, enchaîné qu’on se voit déjà à ces lits de contention où quelque chose pourrait se mettre en branle et à fouiller les chaires, jusqu’aux aveux.

Et au-delà de cette série d’anciens objets mobiles, maintenant immobiles, à l’âme rouillée, purs signes d’un orgueil technologique qui les a voulus exposés à la révérence des visiteurs, veillé à gauche par une statue de la Liberté, modèle réduit de celle que Bartholdi avait projetée pour un autre monde, et à droite par une statue de Pascal, s’ouvre le chœur où, aux oscillations du Pendule, fait couronne le cauchemar d’un entomologiste malade – chélates, mandibules, antennes, proglottis, ailes, pattes – un cimetière de cadavres mécaniques qui pourraient se remettre à marcher tous en même temps – magnétos, transformateurs monophasés, turbines, groupes convertisseurs, machines à vapeur, dynamos – et au fond, au-delà du Pendule, dans le promenoir, des idoles assyriennes, chaldaïques, carthaginoises, de grands Baals au ventre un jour brûlant, des vierges de Nuremberg avec leur cœur hérissé de clou mis à nu, ce qui avait été autrefois des moteurs d’aéroplane [...]

Umberto Eco, Le Pendule de Foucault


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