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Peut-on vraiment faire de bonnes choses pour de mauvaises raisons ?
Frédérique Pigeyre, Professeure en sciences de gestion et titulaire de la Chaire « Genre, mixité, égalité femmes/hommes de l'école à l'entreprise » au Cnam
Garanti constitutionnellement, le principe d’égalité n’est pas négociable du point de vue du droit, et donne lieu à la mise en place progressive de quotas dans les comités exécutifs et de direction des grandes entreprises en matière d’égalité entre femmes et hommes. Mais le droit peut-il aller plus vite que les mentalités ? Car dans un monde de l’entreprise où seuls les arguments chiffrés font foi, la légitimité des femmes n’irait pas de soi. Quand bien même leur efficacité serait statistiquement avérée, elle demeure interprétée à travers un filtre de genre perpétuant le stéréotype de compétences spécifiques aux femmes, preuve s’il en faut que l’enfer est pavé de bonnes intentions. Frédérique Pigeyre, Professeure en sciences de gestion et titulaire de la Chaire « Genre, mixité, égalité femmes/hommes de l'école à l'entreprise » au Cnam, nous livre l’état actuel du débat sur les conditions de réalisation effective d’une égalité entre femmes et hommes aux postes de direction.
@ shutterstock
La question de la place des femmes dans les plus hautes sphères des entreprises est revenue récemment dans l’actualité à la faveur de deux événements. Tout d’abord, le départ d’Isabelle Kocher d’ENGIE : plus aucune entreprise du CAC 40 n’est désormais dirigée par une femme. Ensuite, l’annonce par le gouvernement de la préparation d’un projet de loi instaurant progressivement des quotas de femmes dans les comités de direction ou comités exécutifs des grandes entreprises cotées. Après la loi Copé-Zimmermann de 2011 en effet, imposant la présence d’au moins 40% de femmes dans les conseils d’administration de ces mêmes entreprises cotées à la fin 2017, la France se trouve aujourd’hui en tête de l’Union européenne sur cette question.
Pourtant, les femmes restent encore anormalement absentes des véritables lieux de pouvoir des grandes entreprises : à peine dix sont à la tête d’une entreprise du SBF 120[1] et donc plus aucune à la tête d’une entreprise du CAC 40. Force est de constater que la loi Copé-Zimmermann n’a pas « diffusé » au-delà des conseils d’administration. Elle a toutefois permis de mieux faire admettre l’idée de quotas jusqu’alors extrêmement critiquée en France. Brigitte Grésy, présidente du Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes (HCE), s’est appuyée sur l’évolution des mentalités permise par cette loi pour recommander de poursuivre une démarche similaire en recourant progressivement aux quotas pour les comités exécutifs et de direction (20% de femmes en 2022 et 40% en 2024).
L’enjeu de l’action positive
On peut aisément faire l’hypothèse que ce type de réforme risque fort de rencontrer une opposition soutenue. D’ailleurs le MEDEF et l’AFEP[2] ont déjà réagi en proposant que les entreprises fixent elles-mêmes volontairement leurs objectifs de parité. Selon ces deux structures, ces objectifs seraient forcément respectés car placés sous le contrôle des actionnaires.
La situation actuelle montre qu’il est permis de douter de la sincérité et de l’efficacité de tels engagements. En l’absence de contrainte, et même d’incitation, la part des femmes dans les comités exécutifs des entreprises du CAC 40 est passée en 10 ans de 7% à 20%, et c’est seulement parce que la menace des quotas s’est précisée que les représentants du patronat se sont intéressés à la question de leur place au sommet !
La question posée est en fait celle de l’efficacité : comment faire advenir l’égalité réelle entre les femmes et les hommes au travail, et notamment dans les lieux du pouvoir ?
Entre légitimité démocratique et sociale et business case
Deux grands types d’argumentation se développent, voire s’opposent, sur cette question.
Le premier considère que le principe de l’égalité entre femmes et hommes n’est pas négociable. Inscrite dans les textes fondateurs de la République, dans les traités de l’Union européenne, dans de nombreuses lois et dans le Code du travail, l’égalité est un droit inaliénable entre êtres humains. À ce titre, il doit être imposé, notamment par la loi, sans aucune autre justification que celle du droit. Il n’y a donc pas lieu de chercher à justifier quoi que ce soit, il suffit d’imposer le respect des lois.
Le second, sans du tout remettre en question la légitimité du droit, s’inscrit dans une démarche qui se veut pragmatique : la légitimité de l’entreprise étant bien davantage d’ordre économique, - autrement dit l’objectif de l’entreprise étant de réaliser des profits et non d’assurer la justice sociale -, il s’agit de mettre en avant les atouts que les femmes peuvent apporter pour lui permettre d’atteindre ses objectifs économiques. Autrement dit, la présence des femmes au sommet est bonne pour les affaires !
Certains travaux ont justement montré que la présence des femmes au sommet des entreprises favorisait leur performance financière[3]. Un rapport de l’ONU fondé sur l’analyse de statistiques concernant 186 pays a également établi que le développement de la mixité dans le management des entreprises avait permis aux trois quarts de celles concernées d’augmenter leurs bénéfices de l’ordre de 5 à 20%. La moitié de ces entreprises reconnaît également que l’augmentation du nombre de femmes à la direction leur avait permis de diversifier leur recrutement et d’être plus créatives et plus innovantes. Plus largement, le rapport de l’ONU indique que l’amélioration de la féminisation des entreprises coïncide avec la croissance économique des pays concernés[4].
Pour ou contre le business case ?
L’argument du business case consiste donc à valoriser des qualités qui seraient propres aux femmes : moins autoritaires, davantage portées vers l’échange, la discussion et la compréhension, plus créatives, recherchant davantage l’adhésion des autres, elles disposeraient d’incontestables atouts pour la conduite des équipes et la réussite des entreprises.
Or, outre que de telles affirmations relèvent de croyances et de préjugés, elles entrent en contradiction totale avec les faits : que n’a-t-on déjà placé les femmes au plus haut niveau si leurs qualités sont tellement exceptionnelles ?!
Le principal danger du développement de ce type d’argument repose sur l’entretien des préjugés relatifs aux qualités des femmes et celles des hommes qui seraient non seulement différentes mais surtout complémentaires, renvoyant directement chaque catégorie à un rôle social précis et à une place immuable dans la hiérarchie des sexes.
On peut sûrement « faire de bonnes choses pour de mauvaises raisons », selon la formule d’une ancienne responsable diversité d’un grand groupe français. Si l’on parvient de cette façon à convaincre certain.e.s dirigeant.e.s qu’ils/elles ont un intérêt réel à placer des femmes au plus haut niveau, pourquoi s’en priver ? Dans ce cas la fin justifierait les moyens….
Pourtant, cela n’est pas sans risque à moyen terme. À côté des travaux précités qui mettent en évidence présence des femmes et performance, d’autres travaux n’indiquent aucun lien précis entre les deux phénomènes.[5] Et l’on peut légitimement se poser la question de savoir ce qui pourrait advenir au cas où des études prouveraient que la présence des femmes, non seulement n’a aucun effet sur la performance, mais irait de pair avec des contreperformances ? Faudrait-il s’empresser de les exclure des lieux de pouvoir ? Dans une société démocratique et méritocratique, seule la compétence peut être légitimement convoquée pour évaluer les résultats d’une personne en situation de responsabilités : ni le sexe, ni l’âge, ni l’origine ethnique réelle ou supposée, ni aucune autre caractéristique personnelle ne saurait être prise en compte, au risque de produire de la discrimination. Car un tel raisonnement concernant les femmes pourrait tout aussi bien nuire à d’autres catégories de personnes.
On prête à Françoise Giroud, première femme sous la Ve République à occuper un secrétariat d’État dédié à la « condition féminine », l’idée selon laquelle la cause des femmes sera entendue dès lors que l’on placera une femme incompétente à la tête d’une entreprise. On sait que la performance économique est par nature multifactorielle. Il n’est donc pas raisonnable de ne l’attribuer qu’à un seul facteur et encore moins au sexe des dirigeants.
[1] SBF 120 : indice de la société des bourses françaises qui regroupe les 120 premières capitalisations boursières du pays.
[2] Association française des entreprises privées
[3] Voir les travaux de Michel Ferrary pour l’Observatoire de la féminisation des entreprises de Skema Business School.
[4] Voir le rapport annuel publié par ONU Femmes pour 2017-2018
[5] Voir par exemple Cornet A. et Bonnivert S., « Leadership et genre », in Cornet A., Laufer J., Belghiti-Mahut S. (dir), GRH et Genre : les défis de l’égalité hommes-femmes, Vuibert, pp. 125-137
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L'auteure
Professeure du Cnam, chaire Genre, mixité, égalité femmes-hommes de l’école à l’entreprise
Frédérique Pigeyre a rejoint le Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique (Lise) en septembre 2018. Elle a été professeure des universités en sciences de gestion à l’Université de Versailles St Quentin puis à Paris-Est Créteil où elle assuré la co-direction pendant 10 ans d’un master de GRH internationale en apprentissage. Elle a également dirigé le département des études doctorales (6 écoles doctorales thématiques) de la Comue Université Paris-Est.
Ses travaux portent sur la gestion des carrières des femmes, l’accès des femmes aux positions de pouvoir dans les organisations privées (entreprises) et publiques (universités), le management au féminin et sur la mise en œuvre de l’égalité professionnelle dans les entreprises.