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Avec le développement des chatbots, les salariés du secteur des assurances s’interrogent sur leur rôle

François Acquatella, Maître de Conférences, Université Paris Dauphine – PSL, Audrey Becuwe, Maître de Conférences HDR en sciences de gestion, IAE Limoges, Benjamin Adam, Doctorant en sciences de gestion et du management, Université de Limoges, Thierry Curiale, Doctorant en sciences de l’information et de la communication (Cnam/DICEN) et en cyberpsychologie (IERHR), Conservatoire national des arts et métiers (Cnam)

Publié le 11 juillet 2023 Mis à jour le 11 juillet 2023

Ils se nomment par exemple Inbenta ou Zaion Speech. La plupart des compagnies d’assurances, à l’instar d’AG2R La Mondiale ou de la Banque Postale assurance, ont investi massivement pour développer des agents conversationnels, autrement appelés « chatbots ». Joignables 7 jours sur 7, 24 heures sur 24 et en tout lieu, ils semblent rencontrer auprès des clients bien plus de succès que les échanges par téléphone, notamment pour déclarer un sinistre. D’ici 2024, les dépenses annuelles du secteur en matière d’intelligence artificielle (IA) sont attendues à 3,4 milliards de dollars.

©Alexandra_Koch de Pixabay

©Alexandra_Koch de Pixabay

Les chatbots fonctionnent à partir d’algorithmes dont les capacités de traitement et d’apprentissage automatique permettent de simuler une conversation avec un humain. Ces machines sont aujourd’hui capables de proposer la plupart du temps un niveau de cohérence linguistique proche sinon égal à celui de l’homme. Tout cela soulève un certain nombre d’interrogations chez les salariés dont les missions d’interaction avec les clients sont progressivement déléguées à cet outil. Ils estiment que leur rôle et les compétences qui y sont associées sont menacés par l’IA. Ils nous l’ont témoigné dans le cadre de nos récentes recherches :

« Quel sens dans mon travail si l’IA le fait à ma place ? », « Qu’est-ce que j’apporte à l’organisation ? », « Pourquoi fait-on plus confiance à un robot qu’à moi ? »

La tonalité anxiogène de ces témoignages laisse apparaître ce que l’on appelle des « tensions de rôles », que le caractère anthropomorphique des chatbots vient amplifier.

Quel est mon rôle ?

Par « tensions de rôle », on désigne un sentiment qu’éprouve une personne dans une situation où il lui est difficile de répondre de manière satisfaisante à toutes les attentes qui lui sont formulées de manière explicite ou implicite. S’appuyant sur la théorie des rôles forgée dans les années 1960, les chercheurs s’accordent pour en distinguer trois formes : le conflit de rôle, l’ambiguïté de rôle, et la surcharge de rôle.

Le conflit de rôle survient lorsque le professionnel perçoit que les attentes de l’organisation à son endroit sont contradictoires entre elles. Suite à l’implémentation de l’IA, certains salariés se déclarent favorables à la délégation aux bots de tâches répétitives à faible valeur ajoutée (transmission de liens, renvoi vers des foires aux questions, etc.). Pour autant, ils se disent « automatisés » et bien souvent se sentent déclassés par le chatbot, alors même que la rhétorique de l’organisation insiste sur l’usage d’une technologie placée au service d’un professionnel centré sur la relation client. Ce conflit est renforcé par des réponses parfois fausses, inappropriées, décontextualisées du bot, ce qui complexifie la relation avec le client lorsque le professionnel veut et/ou doit reprendre la main. En témoigne ce salarié :

« Le bot répond à côté, je dois reprendre la main pour ne pas rompre la relation, mais c’est moi qui dois répondre de ces erreurs ».

Il y a ambiguïté de rôle pour un professionnel lorsqu’il a le sentiment de manquer d’informations pour mener à bien ses missions. Or, le périmètre d’action de l’IA semble souvent flou, ce qui rejaillit sur celui du salarié. Ses activités sont-elles complémentaires ou substituables à celles du chatbot ? Qu’en comprend le client ? Cela impacte-t-il la relation de confiance ? Comme nous le confie un d’entre eux :

« Il arrive que l’on soit confondu avec un chatbot ».

La surcharge de rôle, enfin, apparaît lorsqu’un professionnel ne dispose pas de ressources suffisantes pour mener à bien ses missions. Les capacités de l’IA permettent de traiter automatiquement des données avec une joignabilité, une disponibilité et une rapidité que l’humain ne peut égaler. Or, certains salariés comparent leurs compétences à celles de la machine, entraînant alors une surcharge cognitive et émotionnelle :

« Deux conversations en même temps… ça demande beaucoup plus de concentration pour ne pas perdre le fil, alors des milliers… ».

Cela conduit certains d’entre eux à se focaliser sur des tâches plus spécifiques et connexes (suivi client dans la durée) pour attester de leur utilité et de leur valeur auprès de leur hiérarchie.

Un enjeu managérial

Pour désamorcer ces tensions et éviter toute problématique psychosociale, trois pistes de travail peuvent être envisagées.

Il peut tout d’abord s’agir de soutenir le rôle de pivot des salariés. Pour répondre aux conflits de rôle, les salariés doivent développer des compétences de renforcement de l’apprentissage de l’IA pour éviter les impairs et les biais dans les réponses que formule le bot.

Ils seraient ainsi invités à contribuer à l’apprentissage automatique de l’IA en corrigeant, modifiant, ajoutant des éléments dans les arborescences conversationnelles sur lesquelles se fondent les réponses du robot. Autrement dit, ils enrichiraient la base de connaissances où l’ensemble des réponses automatiques sont puisées, ce qui permet d’accroître les performances de l’IA et la pertinence perçue de ses réponses. Cette activité d’apprentissage supervisé nécessite une pleine intégration avec les autres corps de métiers, commerciaux, gestionnaires de projet et concepteurs de chatbots, afin de contribuer aux évolutions de la relation client.


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Clarifier le périmètre d’activités des salariés semble nécessaire devant les ambiguïtés de rôles. Le professionnel doit conforter les qualités liées à sa singularité, c’est-à-dire son humanité. Il pourrait être amené à prendre le relais de la conversation avec un client dès lors que le bot ne peut traiter une demande nécessitant une analyse complexe que seul l’humain peut avoir. Il existe en tout cas un réel potentiel de restructuration de certaines activités opérationnelles qui ne nécessitent pas nécessairement des compétences très poussées, mais qui sont pour autant considérées comme à forte valeur ajoutée dans le régime de l’automatisation de la relation client. Le salarié doit désormais pouvoir se « coordonner » avec la machine, en acquérant des capacités de contrôle, d’accompagnement, peut-être même de « management » de cette dernière.

Former les salariés paraît en outre essentiel pour répondre à leur surcharge cognitive liée aux nouvelles compétences à développer pour qu’ils remplissent pleinement leur rôle d’accompagnateur, « manager de l’IA ». Mettre en place des espaces de concertation permet par ailleurs de repenser une identité professionnelle en pleine actualisation avec l’arrivée des chatbots. Ces espaces d’échanges sont aussi l’opportunité de verbaliser d’autres difficultés liées aux tensions de rôle.

La cohabitation entre chatbots et salariés telle qu’elle se dessine dans le secteur des assurances permet de dépasser la perception d’un professionnel subordonné à l’IA. En définissant les rôles des professionnels, l’IA devient un instrument à leur service, susceptible même de l’émanciper en se soustrayant à lui pour les tâches à faible valeur ajoutée. Le recours aux chatbots permet alors aux entreprises de concilier deux objectifs a priori contradictoires : massifier les échanges tout en les individualisant.The Conversation

François Acquatella, Maître de Conférences, Université Paris Dauphine – PSL; Audrey Becuwe, Maître de Conférences HDR en sciences de gestion, IAE Limoges; Benjamin Adam, Doctorant en sciences de gestion et du management, Université de Limoges et Thierry Curiale, Doctorant en sciences de l’information et de la communication (CNAM/DICEN) et en cyberpsychologie (IERHR), Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.


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