Pour la pensée scientifique moderne, ce sont deux évidences :
1. Les invariants sont ‘ce qui se conserve dans les transformations’ : ils sont ce qui ne bouge pas, demeure constant, ce qui ‘structure’ les entités du monde.
Le concept d’invariant suppose la stabilité des entités du monde ; la construction d’invariants est sémantiquement congruente avec l’activité d’identification.
L’activité d’identification du monde a comme produit des représentations et des énoncés sur les entités du monde : elle transforme les entités du monde en ’objets’ au regard de l’activité d’un sujet.
Les objets sont des entités du monde présentant une unité d’usage, de sens /de signification-pour-des-sujets-en-activité https://www.puf.com/content/Vocabulaire_danalyse_des_activit%C3%A9s
Les objets sont appréhendés comme des états, et peuvent donner lieu de ce point de vue à cognition, la cognition étant la mentalisation/mise en discours de cette entité.
2. L’action scientifique a pour intention caractéristique de représenter/énoncer de tels invariants.
Une structure est un agencement de parties par rapport à un tout, à un ensemble, tel que cet agencement apparait lorsqu’on ‘l’étudie’.
Apparu au 20ème siècle, le structuralisme désigne les courants des sciences sociales et humaines ayant en commun ce terme de structure, entendu comme modèle théorique organisant l’objet étudié comme un système. L’accent est moins mis sur les unités élémentaires de ce système que sur les relations qui les unissent.
La structure est définie par Lévi-Strauss comme un ensemble de rapports invariants qui expriment l’organisation du système. Pour Piaget, dans le Structuralisme (1968) https://www.puf.com/content/Le_structuralisme, « le danger permanent qui menace le structuralisme, est le réalisme de la structure » ...
A quoi servent les invariants dans l’action ‘ordinaire’ ?
Les invariants permettent aux sujets-en-activité d’éviter la charge cognitive de se représenter l’ensemble des éléments considérés comme présents dans une situation ; leur survenance allège la mémoire de travail.
Ils permettent de reconnaitre dans une situation les éléments jugés pertinents par/pour le sujet-en-activité. Les invariants permettent de limiter le nombre de représentations susceptibles d’être conservées/investies par un sujet lors de l’engagement de son activité.
Le concept d’invariant est proche du concept de figuration. La figuration est l’activité mentale que développe un sujet pour organiser l’environnement dans une situation d’action. Elle construit le rapport d’activité entre sujet, défini comme unité d’engagement d’activité, et objet, défini comme entité du monde présentant elle-même une unité au regard de l’engagement d’activité.
La figuration a pour fonction d’assurer la présence d’un objet à un sujet pour son action . Figurer c’est représenter de façon sensible, perceptible.
Dans le monde social l’équivalent de la figuration est assuré par les processus d’étiquetagehttps://www.editions-harmattan.fr/livre etre_vu_se_voir_se_donner_a_voir_martine_dutoit-9782296553972-34569.html
Les limites heuristiques du concept d’invariant
Célébrés comme une voie royale d’accès aux entités du monde, les invariants présentent du même coup deux limites notables pour la recherche :
- Ils supposent une stabilité des entités du monde, et s’inscrivent de ce point de vue dans un paradigme positiviste : ce que je dis du monde est le monde.
- Ils confondent étiquette et objet de l’étiquette, entité du monde telle qu’elle existe en dehors du point de vue des sujets, et objet du monde tel que construit mentalement et discursivement par/pour les sujets.
Dans la tradition des sciences sociales, un bon exemple nous est fourni par les concepts de schème, d’habitus, de pattern. Le schème est explicitement défini par Piaget et ses successeurs comme un invariant, quitte à admettre les variations de cet invariant ; le concept de schème est ainsi souvent ‘naturalisé’. Le concept d’habitus a souvent connu le même sort, même s’il est défini par P. Bourdieu de façon dynamique, comme un rapport entre passé, présent et futur : ‘structure structurée prédisposée à fonctionner comme structure structurante’ https://www.cairn.info/esquisse-d-une-theorie-de-la-pratique—9782600041553.htm Il en est encore de même du concept de pattern, défini souvent comme modèle simplifié d’une structure en sciences humaines. Dans tous les cas l’outil d’approche des entités du monde prend la place de l’entité du monde approchée.
Aujourd’hui l’usage social des mots ‘gène ’et/ou ‘ADN’ pour caractériser les sujets du monde connaissent le même sort : cf. la formule, très en vogue, de caractérisation de l’‘Adn’ de quelqu’un… Ce qui devrait rester proposition d’analyse est confondu avec identification.
Dans le monde social, la construction d’invariants joue davantage une fonction de mise en ordre des rapports entre sujets qu’une fonction de mise en ordre des rapports entre sujets et entités du monde : ils servent davantage à classer les sujets les uns par rapport aux autres, que les objets par rapport à leurs usages.
C’est en effet le cas de toutes les étiquettes, énoncés et discours se présentant comme ‘scientifiques’ alors qu’ils ne sont que des outils d’évaluation, voués à être naturalisés dans la langue commune. Cette fonction dominante d’évaluation est apparue dans tous les ‘métiers de l’humain’ : populations désignées en termes de ‘hauts potentiels’, de classes supérieures, ou au contraire de publics dits ‘vulnérables’, ‘déficients intellectuels’, névrotiques, psychotiques, ‘handicapés’, exclus.
Le concept de configuration permet-il de sortir de cette logique de pensée ?
La signification habituellement donnée au mot configuration est celle de forme extérieure d’un ensemble : on parle par exemple de configurations de lieux, de configurations d’événements, de configurations de systèmes, de configurations d’acteurs etc.
Sur le plan étymologique, la construction du mot, configuration fait apparaitre deux types de significations : une signification de figuration, qui relève donc d’une activité de représentation ; et une signification de lien de survenance : ‘cum’ signifie ‘avec’. Par rapport à la figuration, la configuration implique une relation de co-présence entre plusieurs entités.
Le sociologue N. Elias a fait du concept de configuration un outil théorique, et l’objet même de la sociologie. Les configurations seraient les figures globales que formeraient des ensembles d’individus pris dans leurs réactions réciproques. Sans privilégier toutefois le social par rapport à l’individuel, ni l’individuel par rapport au social, il s’intéresse aux relations de codétermination réciproque entre éléments en co-présence. https://www.fnac.com/a1528145/Norbert-Elias-La-societe-des-individus
Lorsque le concept de configuration ne caractérise pas ces relations de codétermination, mais se limite au constat de relations de co-présence, il peut être défini comme une organisation singulière de formes régulières . Il permet à la fois de rendre compte de l’investissement dans l’activité du sujet de catégories acquises antérieurement, et des catégories en émergence.
Singularité et régularités le sont au regard du sujet qui agit et se représente l’action dans laquelle il est engagé : les régularités sont des habitudes d’activité et des habitudes de perception déjà construites (le ‘déjà vu’ ou le ‘déjà connu’), alors que la singularité est une catégorie d’organisation et de perception de l’action émergente.
Configuration d’activités et travail empirique en recherche
Énoncer une relation de co-présence entre entités relève donc d’une activité d’identification, habituellement décrite en recherche comme relevant du travail empirique dans l’activité du sujet connaissant, reflétant ses catégories de perception.
Énoncer une relation d’interdépendance ou de codétermination relève en revanche d’un travail d’interprétation ou d’un travail théorique.
Certaines définitions du concept de configuration dans la littérature relèvent certes d’un tel travail théorique : elles reflètent les cadres théoriques des auteurs. Ce n’est pas le choix de ce texte, qui n’énonce pas de relations de codétermination.
Des disciplines entières sont consacrées en sciences sociales à l’établissement de données illustrant cette relation de co-présence : c’est le cas de toutes les disciplines, bases de données ou documents se déclinant avec des suffixes en -graphie : historiographie, sociographie, géographie, démographie, monographie etc. Elles ont pour objet des configurations de co-présence, habituellement énoncées en termes descriptifs. C’est aussi l’esprit de la démarche ethno-graphique.
Configurations d’actions et approches cliniques dans les actions professionnelles à double intention
Certains champs professionnels comportent une part considérable d’actions ordonnées dans le même temps autour d’une double intention : produire (co-produire) des savoirs sur l’action de sujets, contribuer à la transformation de ces mêmes sujets. C’est le cas notamment de toutes les approches cliniques, et particulièrement dans le domaine de la santé, notamment dans son approche philosophique : https://www.cairn.info/revue-de-metaphysique-et-de-morale-2014-2-page-197.htm
La clinique a d’abord une origine médicale : clinique veut dire ‘au pied de’ cf. Foucault https://www.puf.com/content/Naissance_de_la_clinique.
L’approche clinique s’est étendue à des domaines très divers : ‘ clinique de l’activité’ https://www.cairn.info/revue-nouvelle-revue-de-psychosociologie-2006-1-page-165.htm ’, interventions cliniques sur les organisations, recherches-interventions etc.
Tout un vocabulaire s’est constitué autour de la composante ‘identification’ de ces approches cliniques, en rapport avec le traitement potentiel à opérer : on a vu par exemple apparaitre les notions de ‘tableau clinique’, de ‘spectre’, de ‘syndrome’.
En rapport avec le concept de configuration, on a vu ainsi apparaitre des observations présentant le double aspect de régularités et de singularité. Un intérêt pour une relation de co-présence est ainsi observable au croisement d’actions professionnelles et d’actions à intention scientifique. Les méthodes sont alors décrites comme holistes, relatives à l’ensemble de la vie des sujets en transformation ou susceptibles de l’être : médecines globales par exemple. Tout se passe même comme si une corrélation pouvait être faite entre ampleur du spectre des observations faites, et ampleur du spectre des transformations recherchées.
Configurations d’expériences et interactions ordinaires
Le concept de configuration, avec le double aspect de co-présence et de singularité/régularités peut encore être utilisé encore dans l’approche des expériences partagées.
Un exemple très puissant, et reçu comme très ‘vrai’, parce que très personnel, a été donné récemment dans la vie publique française par une syndicaliste devenue députée, et ayant l’expérience du travail dans un hôtel, Rachel Kéké, qui s’adresse à ses collègues de l’assemblée (surtout masculins !) en ces termes :
« Vous ne le comprenez pas parce que vous le vivez pas » ! https://www.youtube.com/watch?v=3A8zPaFd4XM .
Expression du lien entre partage d’une situation, et compréhension de cette situation, et à l’inverse constat de l’abime séparant des expériences sociales/ personnelles diverses, ce cri montre avec force le caractère à la fois social et personnel des expériences, et les conditions dans lesquelles se forge ce que l’on peut décrire de façon suggestive comme l’expérience de l‘expérience d’autrui.
Configurations et reconfigurations solidaires de soi dans des itinéraires croisés de vie.
« Porte-toi bien, toi qui nous a tant appris »…
Comment, au terme de ce texte sur la relation de co-présence et son approche, ne pas évoquer l’effet qu’elle présente sur les créations et recréations de soi dans les itinéraires croisés de vie…
C’est par exemple ce que suggère l’adresse de cette maman à son fils, ‘autrement capable’ : « Écrire pour lui, notre fils, qui nous a tant appris et fait découvrir au cours des années, en nous emmenant dans des contrées de vie inconnues » (Un enfant est né, différent, Spirale N°103, Ères Edition, voir aussi « Et tu danses Lou » Pom Bessot et Philippe Lefait, Stock).