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Concilier ubérisation et souveraineté numérique, un défi de taille
Salma El Bourkadi Docteure en Sciences de l'information et de la communication, Conservatoire national des arts et métiers (Cnam)
Alors que le conflit entre les chauffeurs VTC et les plates-formes semble tourner en faveur des travailleurs, après de nombreuses années de combat social et juridique (succession des requalifications en contrat de travail, vote de la présomption de salariat par le Parlement européen), un nouveau combat relatif à la protection des données émerge, autour de la sécurisation des données personnelles et de la protection des droits numériques.
©Pixabay
Pour les travailleurs « ubérisés », ces questions sont peu abordées car les débats autour de la présomption de salariat et la requalification en contrat de travail dominent. Cependant, le travail sur les plates-formes impose de traiter cette matière qui relève aujourd’hui du code du travail et fait partie intégrante du combat juridique de ces travailleurs face à des plates-formes qui triomphent aux dépens du droit du travail. Car si ces entreprises imposent un statut indépendant à des travailleurs subordonnés, elles ne sauraient faire exception à la violation des droits sociaux en ce qui concerne la protection de la vie privée et des libertés individuelles.
Un travail de régulation indispensable
Le 20 décembre 2018, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) condamne Uber à 400 000 euros d’amende pour atteinte à la sécurisation des comptes des utilisateurs (clients et chauffeurs) en 2016, dont les données personnelles (nom, adresses mail, numéros de téléphone) avaient été piratées.
Cette sanction se justifie par un « manque de précautions généralisé » étant donné que « le succès de l’attaque menée par les pirates a résulté d’un enchaînement de négligences ».
L’affaire Cambridge Analytica a été, parmi d’autres facteurs, un accélérateur du travail de régulation effectué par l’UE, notamment à travers le Règlement général sur la protection des données (RGPD) – un texte qui encadre le traitement des données personnelles dans l’UE – qui sera peut-être corrigé prochainement.
La souveraineté numérique est intimement liée à la capacité des États à protéger les droits sociaux par la régulation politique. Or, le gouvernement actuel fait preuve d’une vision de la souveraineté numérique conforme à celle des GAFAM, sans investissements et accompagnements suffisants pour les entreprises. Or, un contexte politique favorable à l’ubérisation est sans doute moins résistant face aux géants du web et des dangers qu’ils représentent pour la démocratie.
Cette vision n’est ni avantageuse pour la French tech, qui dépend toujours des GAFAM, ni protectrice pour les travailleurs de plates-formes qui, du fait de la dérégulation autorisée au nom de la croissance et du travail, mènent leurs activités dans des conditions précaires. A contrario, une politique de souveraineté numérique forte peut prendre la forme, par exemple, du coopérativisme de plates-formes, mouvement alternatif a l’ubérisation. Ce modèle démocratique de la propriété partagée et de la gouvernance participative permet aux travailleurs de devenir actionnaires et de prendre contrôle de leurs conditions de travail et toute autre décision liée à leurs droits du travail.
Les plaintes déposées par la Ligue des droits de l’Homme et par des chauffeurs VTC) contre Uber pour non-respect du RGPD se sont multipliées ces dernières années.
Entre attaques pour refus de transfert des données aux chauffeurs, exportation et commercialisation des données, et suspension automatisée, Uber est confronté depuis plusieurs années à un contre-mouvement international organisé par plusieurs acteurs de la société civile (juristes, syndicats, députés, chercheurs, journalistes).
En réponse, la plate-forme semble céder à certaines de ces réclamations en autorisant, par exemple, l’accès aux données d’utilisation des VTC qui en font la demande. Cependant, en ce qui relève de l’article 49 (transfert des données hors UE sans consentement des intéressés), et de l’article 22 (décision fondée sur un traitement automatisé) du RGPD, la plate-forme résiste encore pour deux raisons : d’une part, le transfert des données des chauffeurs est crucial pour le développement de la voiture autonome et d’autres projets de la plate-forme, et d’autre part, son modèle organisationnel est incompatible avec le RGPD puisqu’il est totalement automatisé et recourt très peu à des interventions humaines, alors que l’article 22 du RGPD interdit précisément cette forme de management algorithmique.
La régulation : combat social et choix politiques
Le sol européen est confronté à deux visions contradictoires. D’une part, la vision libérale attire les investissements étrangers grâce aux pressions politiques comme en témoignent les Uberfiles sur l’implication d’Emmanuel Macron dans le développement d’Uber et aux avantages fiscaux dans le cadre de l’accord entre l’administration fiscale néerlandaise et Uber, permettant à cette dernière de payer moins d’impôts.
D’autre part, la vision réglementaire traduit une longue tradition régulatrice du continent concrétisée par des textes comme le RGPD et la Directive européenne sur l’amélioration des conditions de travail des travailleurs des plates-formes qui a contribué à l’adoption de la présomption de salariat par le parlement européen.
Si les deux visions adressent la question de la souveraineté numérique de l’Europe, les stratégies déployées pour y parvenir sont paradoxales. Tout en prônant la souveraineté numérique (par l’investissement dans la Frenchtech, le développement d’infrastructures nationales, etc.) Emmanuel Macron soutient le développement d’Uber, ou décerne la Légion d’honneur à Jeff Bezos.
La régulation politique représente un véritable travail de terrain, sans cesse menacé par le lobbying des plates-formes et par des politiques libérales sur fond de culte entrepreneurial, défendant volontiers l’hypothèse selon laquelle l’IA serait le vecteur de solutions à des problèmes sociaux profonds. Selon Emmanuel Macron, « Notre défaite collective, c’est que les quartiers aujourd’hui où Uber embauche (Uber comme d’autres), ce sont des quartiers où nous on ne sait rien leur offrir ».
Le combat des chauffeurs VTC prouve qu’une instance de régulation telle que la CNIL et qu’un texte de référence tel que le RGPD, ne peuvent être pleinement efficaces sans des initiatives citoyennes ambitieuses, informées et transnationales, et un positionnement politique et institutionnel plaçant le droit du travail au centre de la question de la souveraineté numérique.
La coopération transnationale entre les autorités de régulation est importante à ce titre, comme l’a illustré le travail des CNIL européennes pour le traitement de l’affaire du piratage des comptes chez Uber. Mais elle reste insuffisante dans un paysage politique qui continue à défendre le modèle d’affaires des plates-formes sous de nouvelles formes, comme le dispositif du dialogue social, pour s’adapter aux pressions juridiques actuelles.
Salma El Bourkadi, Docteure en Sciences de l'information et de la communication, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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