Le « retour au bureau » voilà un débat auquel vous n’avez sans doute pas échappé après que la pandémie a généralisé la pratique du télétravail. Selon une publication du New York Times, le sigle « return to office » serait désormais une entrée du dictionnaire en ligne Webster, signe durable d’une controverse qui aura mobilisé, entre autres, les grandes entreprises de la Tech.
Un survol rapide de la presse internationale ne laisse aucun doute sur le fait que ce que l’on a pris l’habitude de désigner par l’étiquette « travail hybride » reste un objet social controversé. D’un côté des salariés soucieux de préserver leurs acquis : le confort d’alléger les trajets domicile-travail, l’équilibre, toujours fragile, entre vie professionnelle et vie privée. De l’autre, des dirigeants préoccupés par la perte d’une cohésion difficile à définir – ce « je ne sais quoi » qui apporte de la valeur, cet inattendu qui peut advenir lorsqu’une équipe est rassemblée dans la même pièce, cette unité culturelle, aujourd’hui fragilisée. Le problème, comme la solution, ne se limite encore souvent qu’à la (re)définition d’une répartition heureuse ou optimale des jours de présence ou d’absence sur site.
L’actualité de cette controverse invite à réouvrir les termes du débat. Que signifie être présent à l’ère de la digitalisation ? La co-présence se limite-t-elle à la présence co-localisée, c’est-à-dire au fait de partager le même espace en même temps ? Quelle est précisément la demande qu’adressent les directions aux salariés ? En quoi les prises de position autour du travail hybride révèlent-elles un malaise profond, une demande de sens, bien antérieurs à la pandémie ?
« Travail hybride » : un concept à élucider…
Nos travaux font d’emblée émerger une première remarque : l’étiquette « travail hybride » convoque une grande diversité de configurations sociales et techniques, pour certaines, bien documentées dans la littérature académique et professionnelle.
Il est question tout d’abord de « télétravail » – un concept qui a une définition juridique précise – et qui aurait aujourd’hui simplement changé d’échelle, de la pratique occasionnelle et individualisée, à une pratique collective et de plus en plus institutionnalisée. La croissance du nombre d’accords de télétravail en serait la preuve.
Nous retrouvons ensuite le « travail distribué », celui-ci recouvrant la coopération d’équipes réparties géographiquement, conséquence sans doute d’une tendance forte ces dernières décennies d’externalisation et de globalisation des ressources productives.
Enfin, derrière le « travail hybride », nombre de professionnels convoquent le travail en « flex-office », caractérisé par des bureaux en postes non attribués et un éventail d’espaces de travail à fonctions prédéfinies (collaboration, silence, concentration, etc.).
Si ces configurations co-existent bien souvent, elles renvoient à des réalités et des pratiques différentes qu’il convient de ne pas confondre sous peine de manquer aussi bien ce qui pose réellement problème aux salariés que ce qui constitue un réservoir d’innovations sociales et organisationnelles pour l’ensemble du personnel et la qualité du travail.
L’hybridité : une situation fondamentalement asymétrique
Les quelques tentatives pour caractériser le travail hybride soulignent l’asymétrie forte, consubstantielle à cette modalité de travail. Elles proposent de le définir comme une situation de coopération impliquant au moins trois acteurs, mutuellement dépendants dans leur activité, et répartis dans un nombre de lieux strictement inférieur au nombre d’acteurs (3 acteurs, 2 lieux par exemple).
Aussi, pour ces auteurs, une réunion mobilisant une dizaine de collaborateurs, chacun connecté à son domicile, est une situation susceptible d’être qualifiée de travail coopératif à distance mais ne correspond pas au travail hybride ainsi défini. En revanche, un appel qui met en scène deux professionnels colocalisés dans le même espace, un opérateur de centre d’appel à distance et un chauffeur d’ambulance est une situation que ces chercheurs traitent d’hybride. Ils y attribuent une difficulté plus importante pour les acteurs à construire et suivre leur travail en commun.
Nous avons tous fait l’expérience, ces dernières années, d’échanges où les participants co-localisés partagent avec aisance plus qu’ils ne parviennent à faire partager à des interlocuteurs à distance, souvent en difficulté pour suivre les discussions. Bien plus qu’un argument en faveur de la présence co-localisée, ces travaux attirent l’attention sur la diversité des modes d’engagement dans le faire ensemble et sur l’effort à faire partager, propre au travail hybride.
De nouvelles formes de présence à penser
Cependant, comme le souligne le sociologue Christian Licoppe, la définition de sens commun de la présence dans notre culture occidentale est celle d’un état d’engagement plein et focalisé. Présence s’oppose à absence. Être présent de manière pertinente pour agir ensemble revient à partager le même espace.
Certes, les transformations profondes des milieux professionnels, de plus en plus connectés, ainsi que la banalisation du travail à distance dans toutes ses formes, tendent à réinterroger la norme de la présence co-localisée. Toutefois, en posant le problème du travail hybride en termes d’équilibre entre nombre de jours de présence et d’absence sur site, nous perpétuons une conceptualisation de sens commun et admettons de fait la co-localisation comme forme de présence pleine.
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Le problème comme les solutions mériteraient d’être repensés en faveur du concept plus riche et ouvert de co-présence. Quelles seraient les conditions psychosociales d’une co-présence de qualité ? Comment la construire ?
Travailler… sur le travail
Les débats autour des politiques dites de travail hybride cristallisent une conflictualité sociale que les organisations libérées, de plus en plus horizontales, avaient tendance à nier. Or ce rapport de force entre celles et ceux qui font et celles et ceux qui font faire existe bel et bien dans les organisations modernes. Ces débats ont ainsi permis l’émergence de solidarités nouvelles, parfois inattendues. Tel est le cas des salariés des entrepôts d’Amazon qui se rangent du côté de leurs collègues « cols blancs » pour protester contre la politique du retour au bureau.
Dans la même veine, les ingénieurs de l’entreprise Apple réagissent vivement et par écrit aux différentes tentatives de la direction de déployer un « hybrid working pilot », d’abord en 2021 puis l’année suivante en 2022. Ces prises de positions, tranchées, traduisent plus ou moins explicitement un décalage croissant entre travailleurs, encadrement intermédiaire et directions et font état d’un malaise bien plus profond autour de ce qui fait sens dans le travail, de ce qui fait la qualité du travail.
Il convient alors de se donner les moyens pour produire du sens dans des organisations de plus en plus distribuées dans l’espace et le temps au travers des temps collectifs de travail pour « travailler sur le travail » en tant qu’activité concrète. Repenser le travail hybride sous l’angle de la co-présence, au-delà de la co-localisation, revient à revoir les termes du débat mais également les solutions proposées. La co-présence sollicite d’emblée ce que nous avons en commun en tant que travailleurs, ce qui fait de la collection d’individus un collectif de travail. Nos recherches sur l’appropriation du flex-office avaient déjà démontré à quel point la co-localisation, le fait de partager le même espace en même temps, n’était pas une condition suffisante pour fonder l’interconnaissance et l’action en commun. La proximité physique de deux équipes qui ne partagent pas des objets de travail, offre certes davantage d’occasions pour développer des relations de « bon voisinage », mais ne constitue pas une ressource suffisante pour poser et résoudre des problèmes de travail de manière originale ou encore pour développer de nouvelles solidarités, partager et s’approprier des savoirs et des expertises.
Ainsi, construire une co-présence de qualité demande à revenir à une réflexion profondément ancrée dans les activités de travail concrètes, souvent délaissées au profit de concepts génériques (tels que collaboration, concentration, interaction), déconnectées du quotidien des professionnels.
Maria Ianeva, Maître de conférences en Psychologie du travail, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.