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Insertion professionnelle des personnes handicapées : les dilemmes de la communication
Lucile Desmoulins Maitresse de conférences en Sciences de l'information et de la communication, laboratoire DICEN-Idf, Université Gustave Eiffel, Robert Nardone Docteur Histoire des sciences et des techniques. Enseignant-chercheur; Laboratoire HT2S-Cnam, Zineb B. Serghini Docteure en Sciences de l’information et de la Communication, Enseignante-chercheure à la faculté des Lettres et Sciences Humaines de l’Institut Catholique de Lille.
En France, la communication publique en faveur de l’emploi de personnes en situation de handicap se heurte notamment à l’objectif politique de 6 % d’emploi sous menace de sanctions financières des organisations contrevenantes.
Une vidéo de la campagne Duodays datant de 2018 présente le double témoignage d’un salarié en Établissement et service d’aide par le travail (ESAT) et du manager qui l’a accueilli. Capture d'écran Dailymotion
Ce système d’obligation est controversé pour ses effets pervers. Des entreprises réservent surtout aux handicapés des emplois peu gratifiants, à faible niveau de compétences et de responsabilités, ou sans possibilité d’évolution de carrière. Des salariés seraient aussi incités par leur entreprise à déclarer et faire reconnaître un handicap en vue de bénéficier d’aides publiques.
Nos récentes recherches suggèrent que les modalités d’incitation et de coercition en faveur de l’emploi de personnes handicapées inciteraient les dirigeants d’entreprise, les managers et les recruteurs à penser cet emploi comme une contrainte pénible plutôt qu’une opportunité pour améliorer l’organisation globale du travail et la qualité de vie au travail de chacun, d’où le choix d’une communication publique axée sur des considérations gestionnaires plutôt que des valeurs morales, des jugements éthiques ou des sentiments comme l’empathie ou la pitié. Il n’est pourtant pas anodin de privilégier dans l’argumentation la performance au détriment de l’émotion.
L’analyse des campagnes de communication pour l’intégration des handicapés souligne la rareté des émotions dicibles en entreprise, ainsi que les normes très contraignantes qui dictent les « bonnes manières » d’exprimer des émotions. Le handicap reste un sujet compliqué à aborder pour un communicant. Au mieux, il suscite peu d’intérêt. Au pire, chacun s’identifie douloureusement ou coupablement aux personnes handicapées privées d’emploi, et la tentation est grande de détourner les yeux.
Une rhétorique principalement gestionnaire
Le corpus de notre étude inclut les supports de communication audiovisuels diffusés en 2018 par deux partenaires, l’Association de gestion du fonds pour l’insertion professionnelle des personnes handicapées (Agefiph) et le secrétariat d’État aux personnes handicapées, sur les plates-formes YouTube et Dailymotion. Nous avons, entre autres, étudié la campagne « Duodays », qui montre principalement des interviews croisées de salariés handicapés et de leurs collègues ou managers valides ; un documentaire sur la visite d’un Établissement et service d’aide par le travail (ESAT) par la secrétaire d’État auprès du premier ministre chargée des Personnes handicapés ; et la lecture filmée d’un discours politique à deux voix.
Dans les films du corpus, les arguments économiques priment et les émotions négatives sont oblitérées au profit d’une joie souvent artificielle et d’un happy end systématique. Il s’agit de prouver, images, portraits et interviews à l’appui, que le handicap n’est pas un frein à l’emploi. Ces films nient la réalité des difficultés que les handicapés doivent surmonter, et limitent leur capacité à faire naître l’empathie, la compassion ou l’admiration. Ils dressent le portrait d’un salarié idéal, car efficace, courageux à la tâche et enthousiaste.
Afin de récuser toute idée d’assistanat, ils montrent des personnes atteintes de handicaps légers, qui travaillent et qui sont autonomes par rapport à leur entourage et vis-à-vis de la société. Conformément aux logiques managériales, elles sont valorisées parce que responsables de leur destin et du succès de leur insertion professionnelle. Heureuses de travailler, les personnes handicapées interviewées participent à soulager la mauvaise conscience des valides.
La plus grande campagne en nombre de films produits et diffusés est la campagne « Duodays » qui représente toujours des binômes de salariés, le plus souvent un handicapé et son collègue ou son manager valide, interviewés ensemble. Ces films sont le résultat d’un lourd travail de sélection des images et de montage comme en attestent les nombreuses découpes. Dans les interviews, les handicapés ont toujours le plus grand temps de parole.
La mise en scène n’est pas neutre, la personne en situation de handicap est plutôt face caméra tandis que le valide est généralement de trois-quarts. L’attitude protectrice de ce dernier, qui acquiesce et sourit d’un air entendu n’est pas condescendante. Elle élève la personne handicapée en dignité puisque c’est vers elle que le regard doit se diriger.
La vidéo de la campagne ci-dessus consiste en un double témoignage d’un salarié en ESAT désigné par son seul prénom et ayant effectué un « stage » d’une journée chez Naturalia et du manager qui l’a accueilli. Elle fait exception par l’émotion qu’elle véhicule. Le manager d’un jour présenté nommément insiste sur la banalité du processus d’intégration dont Sébastien a bénéficié, sur son autonomie et sa compétence et sur les bénéfices personnels qu’il a tirés de cette expérience.
Sébastien évoque son envie de travailler en entreprise plutôt qu’en ESAT et sa confiance nouvellement acquise. Il mentionne un « déclic pour faire de la vente », des missions où il « se sent à l’aise » et « capable de faire beaucoup de choses ». Cette vidéo dénote quand le responsable du magasin Naturalia de Sceaux explique avec spontanéité et émotion, en cherchant ses mots, qu’il a accueilli Sébastien dans son magasin, mais qu’il a aussi passé une journée avec lui dans son ESAT :
« J’ai passé une journée très agréable, avec des gens qui avaient plein d’amour dans leurs yeux, une envie de partager, de faire découvrir. »
Cette partie de la vidéo illustre le dilemme de la communication pour l’emploi des personnes handicapées et le difficile équilibre à trouver entre des arguments gestionnaires et émotionnels car on ne recrute pas un salarié parce qu’il « a de l’amour dans les yeux ».
Deux vidéos ont été diffusées à l’occasion de la Semaine européenne pour l’emploi des personnes handicapées de novembre 2018. Celle qui traite de « l’insertion par le travail pour les personnes handicapées » ressemble à un documentaire qui entend dévoiler « Les coulisses d’un Établissement et service d’aide par le travail (ESAT) qui permet aux personnes handicapées une insertion sociale et professionnelle ».
Ce film documentaire n’évoque pas la performance, mais des salariés dont le handicap n’est jamais précisé et qui sont manifestement heureux de travailler et de recevoir la ministre : « nos travailleurs se sont tout de suite proposés pour recevoir la ministre et vivre des moments avec elle de quotidien ». Les salariés handicapés de cet ESAT constituent bien des personnages cinématographiques idéaux de par leur zèle quand ils accueillent la secrétaire d’État et quand ils expriment sans inhibition, et uniquement par leurs expressions faciales, leur bonheur de travailler.
La deuxième vidéo de « Lancement de la semaine européenne pour l’emploi des personnes handicapées » montre les deux ministres Sophie Cluzel, secrétaire d’État chargée des Personnes handicapées auprès du premier ministre Édouard Philippe, et Muriel Pénicaud, la ministre du Travail, qui prononcent face caméra en plan américain et en alternance un discours décrivant les mesures gouvernementales prises et appelant à l’emploi des personnes handicapées.
Un passage du discours cible clairement les chefs d’entreprise désignés comme principaux responsables de la discrimination qui perdure : « Parce que les entreprises qui devraient accueillir 6 % de personnes en handicap, eh bien elles n’en accueillent que 3,6 % ! Aujourd’hui, un demandeur d’emploi qui est en situation de handicap a deux fois plus de risques de rester au chômage », rappelle Muriel Pénicaud.
La ministre insiste aussi sur « la dimension de changement de regard », qui implique de « voir les personnes en situation de handicap non pas comme un problème, mais comme une chance pour des entreprises, qui cherchent des talents. Une manière subtile de désigner, à nouveau, les destinataires du message : les managers, les recruteurs et les employeurs.
Effacer l’émotion
Ces campagnes de communication visent en priorité les dirigeants d’entreprises, les recruteurs et les managers, mais aussi tous les salariés susceptibles de peser sur les politiques d’embauche et de maintien dans l’emploi de collègues en situation de handicap. Il est donc important de ne pas donner prise à d’éventuelles jalousies. Les films de communication de plaidoyer pour l’emploi de personnes en situation de handicap semblent ainsi conjurer les politiques de discrimination positive et de compensation, soit le fait d’apporter aux employés handicapés les moyens spécifiques dont ils ont besoin pour travailler « normalement ». Ils véhiculent au contraire la promesse d’employés handicapés vecteurs de performance accrue dans une logique gagnant-gagnant.
Ces films ne culpabilisent pas les chefs d’entreprise, les recruteurs et les managers. Ils ne dénoncent jamais la cohérence limitée entre leurs comportements vis-à-vis des demandeurs d’emploi handicapés et les normes et valeurs morales qu’ils entendent désormais défendre dans le cadre de la Responsabilité sociétale des entreprises (égalité, équité, non-discrimination, respect, tolérance, indulgence, humanisme, développement personnel).
Ces campagnes pourraient mobiliser des émotions telles que l’empathie, la compassion, l’admiration ou encore l’angoisse existentielle, par effet d’identification, mais il n’en est rien. Dans l’ensemble de ces films, le ressort persuasif de l’émotion n’est là que sur un mode mineur, loin derrière l’argument de la rentabilité des politiques inclusives d’emploi de personnes handicapées.
L’émotion se manifeste sous la forme d’une sérénité tranquille pour les handicapés et d’une bienveillance discrète aux accents paternalistes pour leur entourage professionnel. Ces campagnes de plaidoyer en faveur de l’emploi des personnes handicapées illustrent bien un dilemme rhétorique classique : l’art du plaidoyer réside dans un dosage savant entre noblesse d’une argumentation rationnelle et puissance persuasive d’une vulgaire émotion.
Cette contribution s’appuie sur l’article de recherche intitulé « Rationalités gestionnaire et pathémique dans les films de communication publique en faveur de l’emploi des personnes en situation de handicap » publié dans « Les Cahiers Protagoras » en 2020.
Lucile Desmoulins, Maitresse de conférences en Sciences de l'information et de la communication, laboratoire DICEN-Idf, Université Gustave Eiffel; Robert Nardone, Docteur Histoire des sciences et des techniques. Enseignant-chercheur; Laboratoire HT2S-Cnam, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) et Zineb B. Serghini, Docteure en Sciences de l’information et de la Communication. Enseignante-chercheure à la faculté des Lettres et Sciences Humaines de l’Institut Catholique de Lille., Université catholique de Lille
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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