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Quand les technologies quantiques prennent le large
Malo Cadoret (Cnam) et Jeanne Bernard (Cnam)
En cette période incertaine de pandémie, nous sommes nombreux à rêver de voyage. Si nous sommes contraints de rester chez nous pour sauver des vies, ce n’est pas le cas de GIRAFE, le Gravimètre Interférométrique de Recherche à Atomes Froids Embarquable, un capteur développé par des chercheurs de l’ONERA qui permet de mesurer la gravité avec une précision extrême.
Le beautemps-beaupre Source Cadoret
Cet instrument enchaîne les campagnes de mesure en mer et dans les airs, et témoigne de l’essor des technologies quantiques, d’ailleurs soutenues par le plan quantique annoncé en janvier par le gouvernement français. Parmi les objectifs de cet investissement d’1,8 milliard d’euros sur 5 ans, figurent, aux côtés de l’ordinateur quantique et de la communication quantique, les capteurs quantiques.
L’intérêt de ces capteurs quantiques pour mesurer la gravité est que l’on peut faire une mesure non seulement très précise, mais aussi absolue et stable dans le temps puisque leur fonctionnement repose sur les lois de la physique quantique. Les applications des gravimètres quantiques absolus vont de la navigation en l’absence de signal GPS à la physique fondamentale, en passant par la prospection du sous-sol et la cartographie des fonds marins, ce qui a récemment suscité une commande de la Direction Générale de l’Armement de gravimètres quantiques pour le Service Hydrographique et Océanographique de la Marine nationale auprès de l’ONERA.
Qu’est-ce que la gravité ?
La gravité est la force responsable de l’attraction de tous les corps massifs entre eux : le Soleil et les planètes, la Terre et la Lune, la pomme qui tombe de l’arbre… Sur notre planète, un corps soumis uniquement à la force de gravité a une vitesse qui augmente d’environ 9,8 mètres par seconde, chaque seconde.
Cependant cette valeur n’est pas constante dans l’espace et dans le temps ! Elle varie d’une part selon l’endroit : la Terre n’est pas exactement sphérique par exemple, et cela fait varier l’accélération de la pesanteur g de 9,83 mètres par seconde carré aux pôles à 9,78 mètres par seconde carré à l’équateur. La répartition précise des masses – montagnes, bâtiments, densité des sols – affecte aussi la valeur de g.
D’autre part, g varie dans le temps, par exemple avec le phénomène de marées qui influe sur la sixième décimale de g, ou bien aussi avec la fonte des glaces et les variations de pression atmosphérique.
En fait, tout l’environnement affecte la valeur locale de g à un niveau de décimale différent. Pour certaines applications de détection subsurface, il est même parfois nécessaire de pouvoir mesurer des variations aussi infimes que le milliardième de g, c’est-à-dire 8 chiffres derrière la virgule.
Comment fonctionne un gravimètre quantique ?
Au cœur de la physique quantique se trouve la dualité onde-particule : tous les corps (comme les atomes par exemple) peuvent se comporter comme des ondes sous certaines conditions expérimentales. C’est ce comportement ondulatoire des atomes qui est exploité dans le gravimètre quantique pour réaliser des interféromètres atomiques extrêmement sensibles à la valeur de g.
Le principe général d’un interféromètre est simple : superposer des ondes se propageant dans un environnement pour extraire soit des informations sur ces ondes soit sur l’environnement. Nous avons l’habitude d’observer des ondes. Par exemple, lorsqu’on jette un caillou dans un lac, on crée une onde circulaire à la surface de l’eau. En jetant deux cailloux dans l’eau, deux ondes circulaires se propagent et finissent par se superposer. Ces deux ondes donnent naissance à une onde de plus grande amplitude si la bosse d’une onde tombe sur la bosse de l’autre, ou de plus faible amplitude, voire d’amplitude nulle, si la bosse de l’une tombe sur le creux de l’autre. C’est le phénomène d’interférences. La matière étant décrite comme un phénomène ondulatoire, il est donc possible de faire interférer des atomes !
Dans un interféromètre atomique, on contrôle des ondes atomiques en les faisant interagir avec de la lumière laser. Il s’agit d’une lumière particulière dont les propriétés permettent de manipuler de façon très fine les atomes pendant des instants très brefs. Une onde atomique est ainsi séparée en deux ondes qui empruntent deux chemins différents, et que l’on recombine en un point pour les faire interférer. Ainsi, de même que la somme d’une bosse et d’un creux de l’onde circulaire à la surface de l’eau peut donner naissance à l’absence de déformation, une superposition de deux ondes de matière en sortie d’interféromètre peut également donner une « absence de matière » ! Le signal d’interférence obtenu est très sensible à d’infimes modifications de l’environnement. Comme les atomes sont soumis à la force de gravité le long des deux chemins, il est possible de relier les interférences obtenues à une mesure précise de gravité.
Un nuage d’atomes en chute libre proche du zéro absolu
Dans le gravimètre quantique GIRAFE, la source d’ondes de matière est un nuage de taille millimétrique de quelques millions d’atomes de rubidium, piégés et refroidis à une température de l’ordre du millionième de degrés au-dessus du zéro absolu à l’aide de faisceaux laser. Le développement de ces méthodes de refroidissement et piégeage d’atomes par laser a valu le prix Nobel de physique 1997 à Steven Chu, Claude Cohen-Tannoudji et William D. Phillips. Disposer d’un tel nuage d’atomes froids permet non seulement d’exhiber la nature ondulatoire des atomes, mais aussi de contrôler la direction des ondes de matière.
Le gaz d’atomes est ensuite libéré de son piège de lumière, et tombe en chute libre pendant une fraction de seconde sous l’effet de la gravité dans un tube à l’intérieur duquel règne le vide. L’interféromètre est réalisé en faisant interagir le nuage d’atomes avec trois flashs de lumière à trois instants différents durant leur chute, de façon à séparer, défléchir, puis recombiner les deux ondes de matière. On observe alors un signal d’interférences traduisant une différence de parcours entre les deux ondes due à la gravité. On peut alors remonter à la valeur de cette dernière.
Des mesures absolues de gravité embarquées : une première mondiale pour les capteurs quantiques
Jusqu’à récemment, cette technique d’interférométrie atomique était limitée à des instruments de laboratoire, certes très performants (capables de mesurer des fluctuations infimes de g, d’un pour un milliard), mais trop volumineux et fragiles pour des applications de terrain. Le gravimètre quantique GIRAFE est le premier prototype qui a démontré que l’on pouvait mesurer le champ de pesanteur de façon absolue et précise dans des conditions opérationnelles, en mer à bord d’un navire, et dans les airs à bord d’un avion.
Ces mesures ont permis la réalisation de cartes inédites de pesanteur à la précision quantique, au niveau du millionième de la valeur de g. Ces résultats ont été obtenus malgré des conditions opérationnelles difficiles. Par exemple, lors de la campagne marine, le gravimètre a été soumis à une houle pouvant parfois atteindre 5 à 6 mètres.
Le gravimètre quantique de l’ONERA a également fait ses preuves dans les airs, en démontrant pour la première fois des mesures aéroportées de gravité avec un capteur atomique. C’est lors d’une campagne aéroportée en Islande en 2017 que GIRAFE a cartographié la gravité au-dessus de la zone volcanique du glacier Vatnajökull. Ces cartographies intéressent particulièrement les géologues, pour qui ces mesures sont difficiles à réaliser depuis le sol à cause du relief.
En 2020, GIRAFE a amélioré ses performances lors de nouvelles campagnes marines et aéroportées en mesurant des fluctuations de gravité inférieures à un pour un million. Ces résultats démontrent qu’une première génération de gravimètre quantique à atomes froids embarquable est prête à être industrialisée pour des applications de géodésie, géophysique ou défense.
Alors que de nombreuses technologiques quantiques sont encore en développement, la précision permise par les gravimètres quantiques démontre bien le potentiel de ce champ d’activité.
Malo Cadoret, Enseignant-Chercheur, Physique Quantique. Collaborateur Extérieur de l'ONERA, Conservatoire national des arts et métiers et Jeanne Bernard, Doctorante en Physique Quantique, normalienne agrégée de Physique, Conservatoire national des arts et métiers
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.