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Le commerce de drogues n’a pas attendu Internet pour impliquer nos réseaux sociaux

Sonny Perseil HDR en science politique et sc. de gestion, Lirsa EA4603

Publié le 1 juin 2021 Mis à jour le 25 mars 2022

Depuis le début de l’année 2021, quelques événements tragiques liés à la problématique des drogues, comme le procès de l’affaire dite Sarah Halimi ou la mort du policier Éric Masson retiennent l’attention de la presse. Ces faits divers, pas nécessairement plus représentatifs que d’autres, sont à ce point médiatisés qu’ils semblent obliger les politiques à prendre position, suivant la logique des effets d’information mise en évidence en particulier par Jacques Gerstlé.

©pixabay

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Le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, a ainsi tenu, à plusieurs reprises, des déclarations percutantes visant à mettre en avant, et en scène, la lutte engagée contre le trafic de stupéfiants. L’une des plus récentes (19/05/2021) concerne l’utilisation des réseaux sociaux, l’ancien maire de Tourcoing s’en prenant tout particulièrement à Snapchat.

« C’est sur Snapchat que les livreurs de drogue donnent leurs rendez-vous, comme vous donnez rendez-vous sans doute pour livrer une pizza. […] C’est totalement démoralisé. »

Il dénonce par la suite une « ubérisation » du trafic via « les réseaux sociaux », appelant les dirigeants de Snapchat à « prendre (leurs) responsabilités » pour « arrêter d’être le réseau social de la drogue ».

Il est vrai que depuis quelques années, de nombreuses affaires de trafic de stupéfiants, via les réseaux sociaux, ont été dévoilées. Le phénomène n’est donc pas si nouveau que cela et déjà, pour les années 2015-2016, l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT) pointait les tendances, pour les commerçants de drogues, à recourir au dark web et à Internet. Les réseaux sociaux vont également très vite être sollicités.

En novembre 2019, l’Institut de Recherche et d’Études en Droit de l’Information et de la Culture, note que « les dealers utilisent les réseaux sociaux pour mettre en avant des offres promotionnelles du type « jusqu’à minuit, 1 gramme acheté, 1 gramme offert » ou des ventes flash avec distribution à prix cassés, sur un lieu de rendez-vous annoncé aux clients à la dernière minute », avec des exemples de ce type d’offres promotionnelles dans la région marseillaise.

« Uber-shit »

Tout le territoire français est concerné. Fin juillet 2020, un réseau relativement important avait d’ailleurs été démantelé en Bretagne ; le chef de l’organisation, originaire de Rennes, avait « constitué un réseau labellisé “Ubershit” développé par un marketing numérique diffusé sur différents réseaux sociaux ».

D’autres se déploient à Grenoble, Annecy et dans bien d’autres régions, suivant des informations de plus en plus fréquentes et diversifiées disponibles dans les médias : « À Toulouse, les dealers font ouvertement leur pub sur les réseaux sociaux » (Le Journal toulousain, 6 aout 2020), « Un trafic de drogue démantelé sur les réseaux sociaux » (sur WhatsApp, en Guadeloupe, 7 janvier 2021), « “Shit, beuh ou coke ?” : quand le trafic de drogue s’invite sur les réseaux sociaux » (France 3 Auvergne-Rhône-Alpes, 10 mars 2021) ; « Bourg-en-Bresse : il vendait la drogue sur les réseaux sociaux » (La Voix de l’Ain, 29/03/2021), « À Lille, via Snapchat ou WhatsApp, la livraison de drogue en plein essor » (La Voix du Nord, 20 avril 2021), etc.

Une adaptation de filières traditionnelles

Si l’ensemble des réseaux sont utilisés, ceux qui donnent le plus de mal aux autorités de police semblent être Snapchat, qui « ne permet pas de trouver des profils d’utilisateur par mots-clefs » ou les messageries cryptées comme WhatsApp. Par ailleurs, il est à noter que ces trafics organisés via les réseaux sociaux apparaissent essentiellement comme des développements de réseaux déjà structurés.

Selon l’OFDT (septembre 2020), ils sont « l’expression de l’adaptation de filières traditionnelles aux réalités de la demande dans les grandes métropoles et de la volonté de développer des pratiques moins visibles » que le fonctionnement des points de deal repérés en milieu urbain, dans ce que l’on nomme un peu vite les quartiers.

Dès lors, le fait que les réseaux sociaux favorisent la discrétion et la banalisation des transactions du commerce de drogues est-il problématique, ainsi que le ministre de l’Intérieur tend à l’affirmer ?

Un premier constat, tout d’abord, relatif à la répression des trafics : comme en témoignent les affaires mentionnées précédemment – et bien d’autres – l’utilisation des réseaux sociaux n’offre aucunement l’impunité aux dealers, et quelles que soient les techniques utilisées, le risque de se faire prendre perdure. Des facilités supplémentaires sont même parfois offertes aux forces de l’ordre, qui, sous certaines conditions, peuvent se faire passer pour des acheteurs, beaucoup plus facilement que dans la rue.

Est-ce que, par ailleurs, ce type de méthodes assèche les trafics plus traditionnels de ce que l’on appelle parfois « les supermarchés de la drogue », ces lieux de deal quasiment institutionnalisés, parfois connus de la police depuis longtemps, comme nous le montrions déjà dans une enquête publiée en 2003 ?

Apparemment pas : aucune étude ne démontre un recul du nombre de points de deal du fait de la sollicitation de ces nouvelles technologies, ni d’ailleurs de lien avec une éventuelle augmentation de la consommation de stupéfiants.

Les réseaux sociaux offrent confort et sécurité

L’utilisation des réseaux sociaux paraît présenter des avantages notables pour l’ensemble de la société. Tout d’abord, ils permettent effectivement d’éviter les transactions dans la rue, risquées non seulement pour le trafiquant, mais surtout pour l’usager, qui peut parfois être confronté à des groupes criminels armés et se retrouver mêlé à des violences, voire des rixes.

Du point de vue de la consommation, on remarque aussi, sur les réseaux sociaux, que les ventes s’accompagnent parfois d’informations (certes non contrôlées) sur la nature des produits, ce qui n’est pas le cas à l’extérieur.

Surtout, ces procédés permettent d’éviter les nuisances faites aux riverains et aux habitants des zones concernées par les trafics les plus denses. L’équipe d’Envoyé spécial vient par exemple de montrer l’impact de l’un de ces trafics sur le milieu scolaire dans un quartier sensible de Nîmes : « des trafiquants aux portes de l’école ».

Envoyé spécial, France 2.

Cependant, au-delà de l’aspect technique qui focalise l’attention, le recours aux réseaux sociaux est-il vraiment nouveau ?

Si l’on considère une acception large de l’idée de réseau social, on se doit de remarquer que la commercialisation de drogue dans des cercles privés, le plus souvent aux domiciles des vendeurs ou des acheteurs, se pratique de longue date, pour, semble-t-il, l’ensemble des substances.

Des amis qui vous veulent du bien ?

La confiance faite à des amis ou à des relations plus ou moins proches offre en effet depuis bien longtemps le cadre sécurisé recherché. Aude Lalande montre ainsi qu’une partie importante du trafic d’héroïne en France dans les années 1970-2000 se déroulait en appartements.

Pour le cannabis également, des pratiques sociales relationnelles sont bien connues des consommateurs : un membre du groupe social achète en gros et revend aux autres de petites quantités. Que le téléphone, autrefois, soit utilisé, ou tel réseau numérique aujourd’hui, est-ce vraiment important ?

Ne serait-on pas, une fois de plus en matière de drogues et d’addictions, en train de se focaliser sur un sujet finalement pas si pertinent que cela ?

La priorité ne doit-elle pas être de réduire les nuisances sociales et de rendre plus sûre la vie de tous, notamment celle des riverains et des usagers de drogues ? L’existence des trafiquants est également mise à mal, et les mauvais traitements qu’ils subissent vont parfois bien au-delà de ce que l’on peut attendre de l’application du principe de proportionnalité des peines.

Les dealers sont en effet communément diabolisés dans l’espace politico-médiatique, mais ce sont souvent aussi des victimes de violences, comme l’explique par exemple Vincent Benso dans sa contribution aux séminaires de l’EHESS organisés sur ces questions, dont les actes viennent d’être publiés.

En partant de ces considérations, le recours aux réseaux sociaux ne constitue-t-il pas un moindre mal ? Face au blocage des processus de légalisation, dont nombre d’experts montrent les avantages en termes de lutte contre le crime organisé, de connaissance des produits consommés et de prévention – ce qui transparaît dans le rapport parlementaire sur le cannabis récréatif tout récemment publié –, ces procédés ne permettent-ils pas de limiter les dommages liés à l’exposition des points de deal ?The Conversation

Sonny Perseil, HDR en science politique et sc. de gestion, Lirsa EA4603, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.


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