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Humanitaire : les paradoxes au cœur de l’exercice de la profession
Fadia Bahri Korbi, Maître de conférences en sciences de gestion
Être autonome en obéissant aux règles. Avoir l’esprit d’équipe dans un système hyper concurrentiel. Le capitalisme impose des exigences contradictoires que les employés sont sommés de respecter. Les sociologues parlent à cet égard d’« injonctions paradoxales » – des situations où les individus sont confrontés à un dilemme insoluble, difficile à résoudre, ce qui peut entraîner un état de tension et de mal-être.
©pixabay
Selon Marianne Lewis, professeure de management spécialisée en paradoxes organisationnels, le paradoxe se définit ainsi : des éléments contradictoires mais interreliés qui existent simultanément et persistent dans le temps. Cette définition met en évidence deux composantes. D’une part, les tensions sous-jacentes, c’est-à-dire des éléments qui semblent logiques individuellement, mais qui deviennent incohérents lorsqu’ils sont juxtaposés. D’autre part, les réponses qui embrassent simultanément ces tensions. Au sein des associations humanitaires, des paradoxes s’expriment dans quatre domaines : apprentissage, appartenance, organisation et performance.
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Un paradoxe d’apprentissage
Le paradoxe d’apprentissage traduit l’articulation parfois conflictuelle entre différents modes d’apprentissage : exploitation et exploration, apprentissage individuel et apprentissage organisationnel. Il se manifeste le plus souvent dans le cadre d’une conduite de changement et témoigne de la nécessité de faire cohabiter les pratiques et routines passées, tout en en développant de nouvelles pour que la norme puisse s’insérer efficacement dans l’organisation. Tout changement implique une part de destruction des acquis du passé, ainsi que des efforts constants pour s’adapter et se renouveler.
Dans les associations humanitaires, la crise du Covid a entraîné une refonte du passé et l’adoption de nouvelles pratiques managériales fondées sur l’autonomisation des collaborateurs et la délégation. Pendant la période de confinement, les structures hiérarchiques ont été atténuées, permettant l’émergence de l’autonomie chez ceux qui étaient auparavant supervisés, ce qui a apporté un nouvel élan.
Un paradoxe d’appartenance
Le paradoxe d’appartenance décrit les tensions entre identité personnelle et appartenance à un groupe ou entre les rôles opposés que doivent tenir simultanément les membres d’une organisation. Cette catégorie de paradoxe s’identifie au sein des associations humanitaires où plusieurs types de relations contractuelles coexistent pour régir les interactions et les engagements. Cette diversité de contrats découle de la nature variée des activités menées par l’association, de ses partenariats, des relations avec les adhérents, salariés, bénévoles, donateurs, etc. Cette variété de contrats peut présenter des défis et des opportunités. Ceci nécessite une gestion adéquate pour assurer le bon fonctionnement de l’association.
« Pour faire en sorte que la machine fonctionne, on a besoin d’une polyvalence énorme » Frédéric Despretz, Délégué Général de la Banque alimentaire du Rhin.
Au sein de la Banque alimentaire du Rhin, Frédéric Despretz, délégué général, assure des activités multiples : participation à la prise de décisions stratégiques, gestion des relations institutionnelles, gestion financière des dons et subventions, animation des équipes. Il gère également les situations conflictuelles, dont l’occurrence est inévitable pour de multiples raisons, notamment : le départ et le désengagement des bénévoles, les conflits intergénérationnels (bénévoles seniors/salariés juniors), les conflits de professionnalisation entre salariés et bénévoles.
Un paradoxe d’organisation
La structure de décision et de travail d’une organisation peut prendre différentes formes. Celles-ci doivent parfois coexister de manière simultanée. La crise du Covid fût en cela un cas d’école. Durant celle-ci, la plupart des distributions alimentaires ont été interrompues en raison de l’insuffisance de bénévoles disponibles. Comme le souligne Annick Brindeau, présidente de France Bénévolat Sarthe, c’est notamment arrivé dans les associations où la plupart des bénévoles avaient plus de 65 ans : « Par exemple à Tarmac, beaucoup de retraités se sont mis en retrait par crainte de la contagion de Covid-19 ».
Les bénévoles doivent-ils prendre un risque pour leur santé ou risquer la santé des bénéficiaires isolés ? Est-ce que la santé des bénéficiaires compte plus que celles des bénévoles ?
Par ailleurs, les gestes barrières imposés par la crise Covid ont représenté un dilemme pour les collaborateurs des associations humanitaires. Ceux-ci imposaient de renoncer au partage qui est au cœur de leur métier, de leurs priorités et de leurs valeurs. En raison des règles de distanciation sociale, ils n’étaient plus en mesure de partager et de créer du lien social avec les populations vulnérables.
Un paradoxe de performance
Ce type de paradoxe découle de la diversité des parties prenantes, dont les stratégies et les objectifs entrent en compétition.
Ce paradoxe s’illustre parfaitement au sein des associations humanitaires, où la mesure de la performance est un processus complexe qui peut dépendre de l’une des variables suivantes :
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Impact sur les bénéficiaires : l’impact direct sur les personnes aidées est souvent la mesure la plus significative de la réussite d’une association humanitaire. Cela peut être évalué en termes de nombre de vies sauvées, de réduction de la pauvreté, d’inclusion sociale et professionnelle, etc.
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Transparence et responsabilité financière : la manière dont l’organisation gère ses ressources financières et rend des comptes à ses parties prenantes peut être un facteur important de mesure de la réussite. Une gestion responsable et transparente des fonds inspire confiance et crédibilité.
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Partenariats et collaborations : la capacité d’une association humanitaire à établir des partenariats efficaces avec d’autres organisations, des gouvernements locaux, des communautés et des acteurs clés peut renforcer son impact et sa portée.
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Reconnaissance et confiance du public : lorsqu’une association humanitaire est bien perçue par le public, qu’elle est reconnue pour ses efforts et qu’elle gagne la confiance des donateurs, cela peut être considéré comme un signe de réussite.
Les indicateurs de succès peuvent également varier en fonction du type d’aide apportée, du contexte géographique, des enjeux spécifiques aux populations concernées et des objectifs globaux de l’organisation.
Pour Bruno Morel, ex-directeur général d’Emmaüs Solidarité :
« De nouveaux objectifs causés par la crise Covid se mettent en concurrence : Agir contre le manque de nourriture, l’isolement aggravé par le confinement, l’inaccessibilité des services de première nécessité, la violence aux femmes, et augmenter la capacité d’accueil des centres d’hébergement tout en respectant les mesures sanitaires ».
Les professionnels des associations humanitaires sont toujours confrontés à la cohabitation simultanée de logiques différentes. Cette situation complexe peut être source de défis, mais elle est également essentielle pour atteindre les objectifs humanitaires de manière efficace et équilibrée. Ainsi, les paradoxes sont importants dans notre vie sociale car ils stimulent la réflexion critique, l’innovation et les progrès sociaux.
Fadia Bahri Korbi, Maître de conférences en sciences de gestion, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.