Les personnalités qui occuperont des rôles clés au sein de l’Intelligence Community (IC) des États-Unis sont, pour la plupart, inconnues du grand public des deux côtés de l’Atlantique. Pour saisir ce que signifient ces nominations et prévoir les conséquences qu’elles auront, il convient, tout d’abord, de bien comprendre la façon dont s’organise cette IC aux multiples ramifications.
La nébuleuse du renseignement américain
Si l’Intelligence Community a été établie par une simple phrase de l’Executive Order 12333 (United States Intelligence Activities) du 4 décembre 1981, ses contours n’ont été légalement définis qu’en 1992 par l’Intelligence Organization Act.
Elle se compose de 18 organisations (10 proprement militaires, 6 participant à la sécurité intérieure, 2 au renseignement extérieur). Les relations statutaires entre ses différents membres ont été révisées avec les amendements apportés à la loi sur l’Intelligence Reform and Terrorism Prevention Act du 17 décembre 2004, qui ont réformé le National Security Act de 1947.
Ces amendements, adoptés dans un contexte marqué par les attentats du 11 Septembre survenus trois ans plus tôt, ont remis en cause la primauté du renseignement extérieur, affaire de la Central Intelligence Agency (CIA), au profit de la sécurité intérieure, le Department of Homeland Security (créé en 2002), et le Federal Bureau of Investigation (FBI).
Cette tendance a été renforcée par la création de la fonction de Director of national intelligence (DNI), qui a été de prime abord confiée à un haut fonctionnaire fédéral, donc soumis au spoil system traditionnel : le premier titulaire du poste, nommé en 2005, fut le diplomate John Negroponte. Cette décision peut se justifier dans le sens où l’on se trouve à aborder le renseignement par le haut, c’est-à-dire au niveau du décideur, le DNI n’étant que l’interface entre le président des États-Unis d’Amérique et son IC.
Il s’agit en effet d’une mission éminemment politique. De fait, plusieurs anciens membres de la communauté du renseignement ont exprimé leur inquiétude quant au risque de voir le travail des services politisé. Et si quatre des sept DNI à ce jour ont effectivement appartenu à l’IC, deux étaient ambassadeurs et un parlementaire.
Sous Trump I comme sous Trump II, des choix guidés avant tout par la loyauté personnelle
Pendant son premier mandat, Trump avait préféré confier le rôle de DNI à un non-professionnel du renseignement, nommant tour à tour un lobbyiste de Washington et ancien ambassadeur, Dan Coats (2017-2019), puis un représentant du Texas à la Chambre des représentants, juriste de formation, certes spécialisé dans les questions de renseignement intérieur. Il s’agissait de John Ratcliffe, que Trump vient justement de proposer au poste de directeur de la CIA pour son second mandat.
Pour la fonction de DNI, l’ex-futur président a proposé Tulsi Gabbard, une transfuge du Parti démocrate ayant participé aux primaires de cette formation en vue de l’élection de 2020 avant de la quitter en 2022 et de rejoindre le camp républicain courant 2024. Avec Gabbard, Trump désigne à nouveau une parlementaire qui n’est pas une professionnelle du renseignement (elle a travaillé au sein de la garde nationale à Hawaï, mais dans les domaines de la logistique et en police militaire).
Le choix de chacun de ses trois DNI – Coats, Ratcliffe, Gabbard – reflète la valeur cardinale que Trump accorde à la « loyauté aveugle ». Une loyauté qui n’a rien à voir avec la confiance qui doit régner entre tout chef d’État et ses services de renseignement, mais qui est celle de la main serrée, propre aux promoteurs immobiliers, ce que Trump est toujours resté. Une loyauté qui est antérieure aux recommandations de l’ultraconservateur Project 2025 de l’Heritage Foundation qui a inspiré la dernière campagne du milliardaire newyorkais.
C’est d’ailleurs parce que Coats ne partageait pas les avis tranchés de Trump sur la Russie, la Corée du Nord et Daech qu’il aurait été chassé en 2019. Deux ans plus tôt, le 9 mai 2017, Trump avait renvoyé le directeur du FBI, James Comey, qui était en poste depuis 2013 – moins parce qu’il enquêtait sur l’implication russe dans la campagne de 2016 que, selon Comey lui-même, parce qu’il avait promis au président qu’il serait « honnête » à son égard alors que ce dernier lui demandait de se montrer loyal.
C’est sans doute pour cette raison qu’il souhaite aujourd’hui nommer à la tête du FBI Kashyap « Kash » Patel, juriste connu pour son trumpisme à toute épreuve, en remplacement de Christopher Asher Wray, juriste républicain bon teint nommé lors du premier mandat et confirmé par Biden.
La méfiance règne
Ce problème de loyauté immédiate est au centre du malentendu entre le président Trump et son IC. En effet, comme partout, les hommes de l’IC fonctionnent de bout en bout à la confiance, et qui implique une stricte réciprocité. Pas à la simple poigne de main de courtisan (ou de mafieux). Voilà pourquoi Trump n’a jamais caché sa conviction que les officiers de renseignement sont déterminés à saper sa présidence – et à cet égard, les actions récentes d’anciens et actuels agents de renseignement, imperceptibles en Europe mais largement médiatisées outre-Atlantique, ont suggéré qu’il n’avait pas tout à fait tort.
En août 2022, la mise en scène de la découverte des archives classifiées détenues illégalement par Trump après la fin de son premier mandat à Mar-a-Lago a bien illustré cette ambiance délétère, confirmée tout récemment par la décision du président élu de se passer de l’avis du FBI pour les nominations des membres de son administration.
En outre, en août 2018, plus de 175 anciens agents de renseignement et responsables de la sécurité nationale ont signé une lettre ouverte critiquant Trump pour avoir révoqué l’habilitation de sécurité de John Brennan, ancien directeur de la CIA et détracteur virulent du président. En prenant le parti de Brennan contre le chef de l’État, les anciens agents de renseignement, quelles que soient leurs intentions, ont créé un fossé entre la CIA et le contrôle civil via le pouvoir exécutif.
La réélection de Trump ramène sur le devant de la scène américaine un débat vieux d’un demi-siècle, celui du mythe de l’« éléphant voyou » que serait la CIA, selon la formule du sénateur démocrate Frank Church (1924-1984). Cette formule, régulièrement employée par Trump depuis des décennies, reflète un problème plus vaste : celui de la profonde méfiance chevillée au corps des Américains à l’égard des organisations et des activités secrètes. Dwight Eisenhower l’a observé dans son dernier discours en tant que président, en 1961.
Cette perception de l’IC n’est pas liée aux turpitudes de Trump ou au sort de l’Ukraine. Elle est ancrée au cœur d’un problème plus grave, celui de la politisation et des batailles acharnées entre le président et le Congrès pour le contrôle et la surveillance du renseignement. Plusieurs enquêtes et propositions de réforme relatives à la CIA ont été lancées depuis les années 1950. Elles n’ont abouti à rien, non en raison d’une obstruction de l’Agence, mais à cause de la concurrence entre l’exécutif et le Congrès, des pressions liées au contexte de guerre froide et de la rivalité bureaucratique au sein de la CIA.
La CIA, comme toute l’IC, opère en réalité sous la direction de l’exécutif et avec l’approbation tacite de quelques personnalités influentes du Congrès. Mais le changement culturel des années 1960 et le poids du mouvement anti-guerre du Vietnam ont modifié les conditions de l’accord donné par le peuple américain aux activités des services de renseignement, quelles qu’elles soient. De là datent les accusations de l’exécutif et du Congrès contre une CIA vue comme une sorte de gouvernement fantôme ou, comme on dit aujourd’hui, comme un État profond (Deep State).
Un manque de contrôle central
De là date aussi le système actuel de surveillance du renseignement par le Congrès ; bipartisan, il renverse au profit des représentants du peuple la supervision des activités des services américains, sans pour autant restreindre les possibilités de mener des opérations clandestines, voire celles de la CIA sur le territoire national. Il a surtout politisé l’IC, la jetant dans le combat entre le président et le Congrès, ce qui donne parfois l’impression qu’elle agit indépendamment des deux ou qu’elle peut les monter l’un contre l’autre. L’annonce de la démission des deux inspecteurs généraux de la DNI, Thomas Monheim, et de la CIA, Robin Ashton, peu après la victoire de Trump à la présidentielle, participe de cette défiance de l’IC envers l’ex-futur président, dont elle anticipe une possible purge de ses hauts responsables par la nouvelle administration.
Elle souligne aussi combien les 18 organismes formant aujourd’hui l’IC manquent toujours de contrôle central. Et les critiques régulières de Trump depuis son premier mandat contribuent à les mettre en concurrence les unes avec les autres aussi souvent qu’elles coopèrent, de sorte que l’IC ne s’est pas du tout construite comme un collectif. Ce qui arrange bien les affaires judiciaires du chef de la première puissance du monde.
Gérald Arboit, Membre de l'axe Etudes du renseignent. Docteur HDR Histoire contemporaine, Histoire du renseignement, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.