États-Unis : la réouverture pour endiguer l’explosion du chômage
Thérèse Rebière, maître de conférences en Economie (Cnam) et Isabelle Lebon professeur des universités, directrice adjointe du Centre de recherche en économie et management, Université de Caen Normandie
Un taux de chômage de 14,7 % en avril 2020. Cette annonce faite le 8 mai dernier par le Bureau of Labor Statistics (BLS) marque la fin brutale d’une période faste pour le marché du travail américain. Deux mois plus tôt, le chômage aux États-Unis s’établissait encore à 3,5 % de la population active, son niveau le plus bas depuis la fin des Trente Glorieuses. Dans ce court intervalle, le développement fulgurant du Covid-19 a conduit au confinement, plus ou moins strict selon les États, des Américains entraînant le licenciement de dizaines de millions de travailleurs en dépit des mesures prises par le gouvernement fédéral pour tenter de préserver les emplois.
Un taux de chômage historique ?
Dans l’histoire récente, seule la Grande Dépression qui a suivi la crise de 1929 a provoqué un taux de chômage plus élevé, frôlant les 25 % en 1933. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, ce taux était remonté brièvement aux alentours de 10 % en deux occasions : lors de la récession du début des années 1980 et suite à la crise des subprimes en 2010. On mesure mieux le choc que constituent le chiffre d’avril 2020 et, plus encore, les projections de la Federal Reserve Bank of St Louis, qui table sur un taux dépassant les 30 % pour le deuxième trimestre 2020.
Un chiffre sous-estimé ?
Sous-estimé au regard de la situation à la fin du mois d’avril, très probablement. Le taux annoncé par le BLS reflète la situation de l’économie américaine entre le 12 et le 18 avril, période sur laquelle a porté l’enquête CPS (Current Population Survey) réalisée auprès de 60 000 ménages. Cet écart de deux semaines n’a rien d’anodin dans la période actuelle. En mars 2020, des économistes de la Fed ont évalué à 13 millions le nombre de travailleurs qui avaient perdu leur emploi entre la semaine de référence de l’enquête et la fin du mois. Et cette situation devrait se reproduire dans une moindre mesure au mois d’avril. Face à la dégradation rapide de l’emploi, le chiffre mensuel s’avère donc insuffisant pour retracer correctement l’évolution du marché du travail, un constat qui conduit à se référer aux observations hebdomadaires disponibles.
Le Department of Labor publie chaque jeudi les nouvelles demandes d’indemnisation chômage et le nombre de chômeurs indemnisés de la semaine précédente. Ces statistiques sont imparfaites car tous les emplois n’ouvrent pas de droits à l’indemnisation chômage, et tous les travailleurs qui pourraient en bénéficier n’en font pas la demande. Par ailleurs, l’engorgement actuel des systèmes d’indemnisation retarde voire empêche parfois l’enregistrement des nouvelles demandes. Ces informations hebdomadaires présentent néanmoins deux avantages fondamentaux : un faible décalage temporel entre la période concernée et la publication des chiffres ; et une estimation à l’échelle de chaque État américain. De fait, les chiffres récents confirment l’inscription de millions de nouveaux chômeurs après le 18 avril.
L’évolution du taux de chômage indemnisé (rapport du nombre d’indemnisés au nombre d’emplois ouvrant droit à indemnisation) au niveau fédéral illustre la rapidité et l’importance des licenciements. Entre le 21 mars et le 25 avril 2020, ce taux de chômage a bondi de 2,4 % à 15,1 %.
Un chômage très inégal sur le territoire
Le taux de chômage national et son évolution ne reflètent pas la réalité du marché du travail de tous les États : certains sont très durement touchés par les conséquences des mesures de confinement alors que d’autres sont plus épargnés. Les pertes d’emplois que révèlent les plus forts taux de chômage indemnisé contribuent à expliquer la multiplication de manifestations exigeant la fin des mesures de confinement.
Au 25 avril, la Californie subissait ainsi un taux de chômage indemnisé de 27,9 %, alors que le nombre de décès dus au Covid-19 pour 100 000 habitants était de « seulement » 4,3. L’État de New York – le plus durement touché humainement – supportait un taux de chômage indemnisé certes élevé de 18,7 % mais bien plus faible relativement au nombre des décès (93,1 décès pour 100 000 habitants). Le cas de la Floride (4,9 décès pour 100 000 habitants) souligne la difficulté des comparaisons entre États. Le taux de chômage indemnisé de seulement 5 % est clairement sous-estimé à la fois du fait de l’impossibilité technique et humaine à faire face à l’afflux des demandes et du fait du rejet de demandes entrant pourtant dans le cadre du programme fédéral d’assistance chômage lié à la pandémie (PUA). À la date du 8 mai, la Floride n’avait traité que 67 % des demandes d’indemnisation soumises depuis le 15 mars.
Pour tenir compte des différences entre États avant la crise, on peut évaluer le coût que fait peser le confinement sur le marché du travail en construisant un indicateur basé sur le différentiel de taux de chômage indemnisé entre le 7 mars (considéré comme représentatif de la situation d’avant la crise) et le 25 avril, rapporté au nombre de décès pour 100 000 habitants à cette date.
Cet indicateur (3e colonne du tableau) montre qu’Hawaii, puis l’Oregon, l’Alaska, le Montana, la Virginie-Occidentale et la Californie sont les États dans lesquels le coût du confinement en termes de chômage est le plus élevé relativement au nombre des décès. Inversement, les États de New York et du New Jersey sont ceux pour lesquels ce coût relatif est le plus faible. On comprend mieux l’aspiration au déconfinement qui s’exprime dans les États supportant un chômage massif dans un contexte sanitaire assez préservé.
Il existe cependant une lecture plus politique de cette volonté de réouverture et plus encore de sa mise en œuvre, la « couleur » des gouverneurs ayant manifestement pesé sur la décision. Parmi les 6 États qui subissaient au 25 avril les coûts relatifs les plus élevés, seul l’Alaska, État républicain, avait entamé une réouverture partielle de son économie. Plus généralement, les 9 États ayant opté pour une levée précoce des mesures de confinement, voire pour l’absence de mise en place de ces mesures à l’échelle de l’État (cf. carte du coût relatif du confinement), ont tous un gouverneur républicain.
Au-delà de l’aspect symbolique du choix d’un non-confinement, il est intéressant de noter que l’absence des mesures les plus contraignantes n’a pas empêché des États comme le Dakota du Nord ou l’Iowa de supporter un coût relatif en termes de montée du chômage comparable à ce qu’ont subi leurs voisins confinés. Sans doute faut-il y voir le résultat de l’imbrication économique des différents États américains.
L’aggravation de la situation de l’emploi explique les changements qui se sont opérés depuis le 25 avril. Sous l’injonction présidentielle de Donald Trump et face à la pression d’une partie de leurs électeurs, non seulement tous les gouverneurs républicains ont engagé leur État dans la voie du déconfinement – à l’exception de celui du Massachusetts où la situation sanitaire est particulièrement grave –, mais la majorité des gouverneurs démocrates en ont fait autant.
Entre fatalisme et espoir
La tentative tardive de la généralisation d’une mesure de chômage partiel pour essayer de préserver les emplois n’a pas permis de modifier notablement le fonctionnement du marché du travail américain.
Le licenciement des salariés pour faire face aux fluctuations de l’activité des entreprises est resté l’usage. Cette fois, cependant, la baisse voire l’arrêt brutal et généralisé de l’activité dans la plupart des secteurs de l’économie a provoqué l’explosion du chômage.
Les difficultés rencontrées par les travailleurs privés d’emploi ont convaincu la plupart des responsables politiques locaux d’enclencher la réouverture de leurs États dans un contexte où l’épidémie commence à peine à régresser, au risque de connaître plusieurs vagues de reprise de la maladie et de (re)confinement. C’est tabler sur la forte flexibilité du marché du travail américain qui pourrait permettre une reprise rapide de l’activité, quitte à connaître des cycles de recrutements et de licenciements au rythme des éventuelles mesures de fermeture.
Thérèse Rebière, Maître de conférences en économie, CEET-Cnam et Isabelle Lebon, Professeur des Universités, directrice adjointe du Centre de recherche en économie et management, Université de Caen Normandie
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.