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Au Maroc, l’irruption des plates-formes de VTC transforme le secteur des transports
Salma El Bourkadi, Docteure en Sciences de l'information et de la communication, DICEN
Au moment où dans plusieurs pays dits « du Nord » se développe un mouvement d’opposition à l’« ubérisation » (innovation technologique devenue aujourd’hui synonyme de précarisation de l’emploi), les plates-formes numériques de transport et de livraison, qui se trouvent à l’origine de ce phénomène, se multiplient dans les pays dits « du Sud ». Avec certaines spécificités dues à l’état de développement de ces économies, comme le montrent le cas de l’Afrique du Nord en général et celui du Maroc en particulier.
©pixabay
Dans un article pour l’Observatoire marocain de la souveraineté numérique, nous dressons un bref état des lieux de l’histoire des plates-formes de transport au Maroc. En 2015, le géant américain Uber s’installe dans le pays mais le quitte au bout de trois ans en raison des nombreuses résistances syndicales et juridiques auxquelles il est confronté. Un départ qui, en réalité, n’est pas définitif puisque, en 2019, Uber achète la plate-forme émiratie Careem, qui opère au Maroc depuis 2015. Depuis, on a assisté dans le pays au lancement d’autres plates-formes de VTC (véhicule de transport avec chauffeur), qu’elles soient nationales (Roby, Yallah) ou internationales (Yassir, Heetch, InDriver). Selon un documentaire diffusé sur la chaîne marocaine 2M, le nombre de chauffeurs travaillant avec les plates-formes atteint les 12 000 en 2021. Ce nombre semble progresser chaque annnée en raison de l’augmentation du nombre des plates-formes exerçant dans le royaume.
L’implantation des plates-formes numériques dans le secteur du transport de personnes au Maroc s’explique notamment par les nombreuses failles de ce secteur, au premier rang desquelles le « système d’agrément ».
Un système de transport centré autour de l’agrément
L’agrément de transport de personnes a été mis en place au Maroc après son indépendance en 1956. Un dahir, ou décret du roi, du 12 novembre 1963 définit les conditions et les règles de l’organisation de ce secteur.
L’attribution d’un agrément de transport – c’est-à-dire, concrètement, de l’autorisation d’ouvrir une entreprise, individuelle ou non, spécialisée dans ce domaine ou dans d’autres secteurs de transport (transport de marchandises, transport maritime, transport aéronautique, etc.) – n’est pas un droit susceptible d’être revendiqué, mais un privilège octroyé par le pouvoir marocain (un don du roi ou du Maghzen, l’administration marocaine) souvent octroyé aux anciens membres de l’armée, aux artistes, aux athlètes, et à d’autres personnes influentes et partisanes du régime. Dans certains cas, ce privilège peut être attribué à des citoyens en situation économique fragile comme le souligne une circulaire du ministère de l’Intérieur du 22 décembre 1981.
La centralisation de ce service public depuis l’indépendance du Maroc s’expliquait par la volonté de créer un système socioéconomique fortifiant le régime en affaiblissant l’opposition politique. Le pouvoir marocain a donc construit ce système des agréments pour maintenir sa suprématie, d’où le contrôle que continue d’exercer le ministère de l’Intérieur sur le secteur des taxis, alors que c’est le ministère des Transports qui doit en être le seul titulaire.
Le monopole d’attribution des agréments de transport détenu par le ministère de l’Intérieur a donné lieu à une organisation chaotique, dommageable à la fois pour les chauffeurs (précarisation de l’emploi) et pour les clients (pénibilité au quotidien) en raison de l’absence d’une stratégie de libéralisation du secteur pour créer une forte compétitivité. Depuis quelques années, les autorités essayent d’introduire de nouveaux dispositifs juridiques afin de réglementer l’activité des chauffeurs. La plus récente de ces tentatives, qui date du mois d’avril 2022, vise à mettre en place un ensemble de mesures dont la plus remarquable est la possibilité pour les chauffeurs titulaires d’un « permis de confiance » et de la carte professionnelle de conclure des contrats de délégation des permis d’exploitation des taxis. Cette décision a provoqué la colère de certains syndicats, qui ont accusé les autorités d’absence de dialogue avec les instances représentatives et ont déploré le maintien du contrôle des propriétaires des agréments sur le secteur.
Cette instabilité est aggravée par l’arrivée des plates-formes de VTC, perçues comme des acteurs de plus en plus compétitifs exerçant de manière illégale dans la mesure où il n’existe pas de cadre juridique les autorisant à fonctionner. Ainsi, la résistance syndicale qui persiste depuis 2015 n’a pas empêché ces entreprises de continuer d’opérer et d’attirer davantage de catégories de chauffeurs professionnels, dont certains chauffeurs de taxi.
Comment les autorités marocaines gèrent-elles cette situation dans un contexte juridique qui interdit les plates-formes numériques de transport ? À Casablanca par exemple, l’article 46 de la décision relative aux conditions d’exploitation des voitures de taxis souligne que toute voiture qui exerce sans permis de taxi sera retirée et placée dans la réservation municipale pour une durée d’un à six mois.
Un flou juridique qui profite aux plates-formes de VTC
Les plates-formes de transport se présentent comme des « intermédiaires » numériques. Cette définition est source de confusion juridique, ce qui leur a permis d’échapper aux règles auxquelles sont soumises les entreprises traditionnelles de transport dans les pays du Nord. Ce même scénario est en train de se reproduire au Maroc où leur croissance est importante.
Ce « laisser-faire » de la part des autorités est justifié par les deux « solutions » que semblent apporter les plates-formes : la création d’offres d’« emplois » (par exemple, Careem a permis à plus de 5 000 chauffeurs de travailler) et la réponse à une insuffisance en matière d’offre de transport accessible aux citoyens. Une autre explication réside dans les opérations de lobbying que mènent ces plates-formes auprès des décideurs marocains, comme c’est aussi le cas en Europe et aux États-Unis.
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Notre travail de recherche autour du phénomène de l’ubérisation en France montre en effet que la technologie innovante qu’offrent ces plates-formes en matière de facilitation de transport n’est pas suffisante pour accroître leurs parts du marché. L’influence des politiques à travers la promulgation de lois favorables ou l’annulation de décrets défavorables a été un axe crucial pour construire et maintenir leur hégémonie.
Les effets délétères de l’expansion des plates-formes
Les conséquences de ce bouleversement sont multiples mais la question de la précarisation de l’emploi et de la santé des chauffeurs constitue un sujet très médiatisé. C’est pour cette raison que l’on assiste à un glissement sémantique du terme d’ubérisation, d’une définition centrée sur l’aspect innovant qu’apportent ces technologies de transport à un mouvement régressif en matière de droit du travail.
L’expérience européenne et américaine montre que ces plates-formes décident et changent leurs politiques de gouvernance relatives au taux de la commission, aux tarifs, aux chartes de travail, etc. sans négociation avec les chauffeurs. Cette absence de communication pose la question du droit du travail et, plus profondément, celle du contrôle des données par les géants du numérique.
Uber, qui fait partie de ces entreprises, inspire plusieurs débats sur les réels objectifs derrière sa technologie de mise en relation dans le cadre du transport de personnes ou de livraisons. Sa collecte et exploitation des données personnelles des usagers impose de réfléchir aux enjeux derrière cette pratique qui, pour certains, est la vraie source de son revenu et dont on ignore encore la finalité. Les États-nations, dorénavant menacés dans leur souveraineté par ces sociétés privées « extraterritoriales », doivent réinventer leurs institutions politiques, développer une connaissance technique des infrastructures et des technologies, et réagir à ces changements accélérés du numérique en adaptant leur législation.
De ce point de vue, les réflexions autour de la souveraineté numérique au Maroc commencent déjà à aboutir à certaines décisions conséquentes, notamment l’interdiction d’hébergement des données sensibles à l’étranger. Cette décision peut être perçue comme une avancée majeure en comparaison des autres pays d’Afrique. Cependant, le Maroc est encore loin de porter un projet politique pour reprendre le contrôle sur sa souveraineté numérique à l’instar de plusieurs pays du monde. Ce sont plutôt les unions politico-économiques qui pourraient faire face à l’hégémonie des plates-formes, d’où la nécessité pour le Maroc de mener un dialogue géopolitique autour de ces questions avec les pays d’Afrique.
Salma El Bourkadi, Docteure en Sciences de l'information et de la communication, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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