L’évocation de cet objectif autogestionnaire suscite le plus souvent de l’incrédulité. On entend alors plusieurs objections : « s’organiser sans chef c’est bien joli, mais à la fin il faut bien que quelqu’un tranche ! »
Et puis, « s’il n’y a pas de chef, qui donnera l’impulsion ou qui fera le tri parmi une multitude d’initiatives désordonnées ? » Bref, un triste constat semble s’imposer : sans hiérarchie, c’est très vite l’anarchie.
Une définition un peu trop hâtive de l’anarchie en fait effectivement un synonyme de désordre. Certes, dans une entreprise classique, ce sont bien les chefs qui ordonnent et la hiérarchie qui structure, mais en y regardant de plus près, on peut voir qu’il existe déjà une large part d’auto-organisation au sein des collectifs de travail, comme le montrent les travaux de Christophe Dejours par exemple. À tous les échelons hiérarchiques, les salariés disposent ou s’emparent de marges de manœuvre qui sont indispensables au bon fonctionnement des organisations.
Une entreprise pourrait-elle fonctionner sans hiérarchie ?
Pour autant, une entreprise pourrait-elle fonctionner en se passant de hiérarchie ? L’étude de divers collectifs autogérés nous conduit à confirmer que leur fonctionnement n’est pas parfait et que s’organiser sans chef n’a rien d’aisé.
Mais à ce compte-là, soyons honnêtes, il n’est pas simple non plus de travailler pour un chef, et les structures hiérarchiques sont, elles aussi, très loin d’être parfaites. En somme, chaque type d’organisation présente ses propres problèmes, et tout l’enjeu est donc de choisir ceux auxquels on souhaite être confronté : les travers de l’anarchisme ou ceux du « hiérarchisme » ?
Pour qui a un penchant pour l’égalité et serait tenté de refuser les rapports de domination qui accompagnent inévitablement toute hiérarchie, cette question ne se pose pas vraiment, mais c’en est une autre qui vient immédiatement à l’esprit : le choix de l’autogestion ne se fait-il pas au prix d’une moindre efficacité ? De fait, la prévalence des organisations hiérarchiques n’est-elle pas la preuve de leur plus grande prospérité et, en fin de compte, de leur supériorité ?
De quelle efficacité parle-t-on ?
Lorsqu’il est question d’efficacité des entreprises, on a trop souvent tendance à s’en remettre à des critères d’évaluation comptables et financiers : le nombre d’employés, le chiffre d’affaires, et bien sûr les bénéfices réalisés.
Mais la discussion est piégeuse, car en matière d’efficacité, il est toujours essentiel de se poser au moins trois questions : efficacité pour faire quoi, efficacité pour qui, et efficacité dans quelles conditions ?
Autrement dit, il faut d’abord garder à l’esprit que l’efficacité d’une organisation ne peut être évaluée qu’à l’aune des objectifs qu’elle se donne. Ensuite, il convient de se demander si les bénéfices de l’efficacité sont équitablement répartis, s’ils ne profitent pas qu’à une minorité au détriment des autres membres ?
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Pour poser la question sous un autre angle, il faut se demander si les objectifs définis sont partagés par tous les membres ? Enfin, il est essentiel de s’interroger sur les conditions nécessaires à l’efficacité de l’organisation. Quel est le prix à payer pour cette efficacité ?
Sur ce dernier point, la position du philosophe anarchiste Dwight McDonald (qu’il expose dans son livre Le socialisme sans le progrès) est intéressante. Si, pour être efficaces, il nous faut accepter d’être dominés, exploités et aliénés ; s’il nous faut nous résigner à nous soumettre à des chefs et obéir à leurs ordres ; s’il nous faut renoncer à notre désir d’égalité, de démocratie et de justice, alors peut-être qu’il préférable d’être moins efficaces.
Refusons cette efficacité-là, ou plutôt repolitisons cet enjeu de l’efficacité. Tel est le postulat des structures de l’économie sociale et solidaire (ESS) qui décident de faire de la démocratie, de l’équité, et de la gestion humaine de leurs collectifs de travail, des critères incontournables de l’évaluation de leur efficacité.
L’autogestion comme mode de fonctionnement
Dans cette optique, il conviendrait donc de prendre au sérieux les valeurs de l’ESS, de nous efforcer de les faire vivre, et finalement tout cela a un nom : l’autogestion. À la suite de Pierre Rosanvallon, on peut définir l’autogestion comme :
« l’exercice collectif de la décision, [la] possibilité d’intervention directe de chacun dans les problèmes qui le concernent […] la pratique vivante d’une démocratie véritable ».
L’idéal est tentant, mais il nous faut tout de même entendre la déception du sociologue Albert Meister – lire notamment son article intitulé « Le songe égalitaire » – observateur avisé des organisations autogérées.
De ses nombreuses enquêtes à travers le monde auprès d’entreprises démocratiques du début des années 1950 à la fin des années 1970, ce sociologue a fini par revenir totalement désabusé, témoin de trop d’expériences manquées et d’utopies maltraitées. Dans tous les groupes qu’il a étudiés, il n’a finalement décelé que des moments fugaces d’autogestion, comme si, après quelques années voire quelques mois, les difficultés devaient inéluctablement ramener les collectifs à la raison, les rappeler à l’ordre hiérarchique.
Il constate, dépité, n’avoir rencontré aucun groupe qui ait adopté durablement un cadre de démocratie directe. Le rêve autogestionnaire ne serait donc qu’un mirage ? Un mirage persistant en tout cas, car ce que constate aussi Meister, c’est que de nouveaux collectifs apparaissent sans cesse pour porter cet idéal égalitaire, avant d’échouer à nouveau.
Ce mouvement est-il inéluctable ? On peut en douter, et l’observation de collectifs de travail autogérés permet en tout cas d’identifier divers points de vigilance qu’il pourrait être bon de garder à l’esprit pour éviter de retomber dans les travers systématiquement observés par Albert Meister.
Ne pas céder à la « tyrannie de l’absence de structure »
Commençons par la question de la démocratie. Pour qu’elle ne vire pas au simulacre, il est essentiel de comprendre que la démocratie est un idéal qui s’incarne dans des institutions et des pratiques qui seules peuvent lui donner une réelle substance.
Il ne faut donc pas céder à la « tyrannie de l’absence de structure » contre laquelle l’intellectuelle féministe Jo Freeman nous mettait déjà en garde dans les années 1970. Pour la militante, l’idée qu’un groupe puisse fonctionner sans règles, sur la base du laisser-faire, est totalement irréaliste. Pire, une organisation informelle permet, dans les faits, que la domination se reproduise :
« l’absence de structure cache le pouvoir et, dans le mouvement féministe, l’idée séduit en particulier les personnes les mieux placées pour en profiter (qu’elles en soient conscientes ou non) ».
L’autogestion, ça s’organise, et il ne suffit certainement pas de la proclamer pour qu’elle advienne. Mais au-delà du fonctionnement prévu dans les statuts, il faut aussi prendre garde à ce que le pouvoir ne se retrouve pas confisqué par une minorité de membres plus actifs que les autres.
Il peut aussi arriver que certains acteurs ou certaines parties prenantes soient exclus de fait des processus de décision, ou que les membres des collectifs de travail finissent par se désintéresser du fonctionnement de leur entreprise. C’est le cas par exemple, dans les grandes mutuelles ou coopératives bancaires, où les membres mutualistes ou coopérateurs désertent des assemblées générales durant lesquelles de toute façon plus rien ne se joue vraiment, si ce n’est la validation silencieuse de décisions prises ailleurs, par d’autres.
Le partage au cœur
Concernant la question de l’équité, ensuite, deux enjeux majeurs peuvent être identifiés : le partage de la propriété et le partage des fruits du travail collectif. Le premier enjeu est essentiel pour toute structure ayant des ambitions anticapitalistes, et c’est notamment sous cet angle que l’on peut distinguer l’autogestion anarchiste de l’autogestion néolibérale qui peut s’incarner dans le management participatif ou dans les entreprises libérées étudiées par Isaac Getz notamment.
Car si l’autogestion est généralement brocardée pour son manque d’efficacité économique, certains patrons ne s’y trompent pas et s’attellent à mettre à bas les hiérarchies pour accroître leurs profits dans des entreprises libérées des pesanteurs bureaucratiques. Mais pour qu’une entreprise soit effectivement autogérée, sa propriété devrait être partagée par toutes les personnes qui y contribuent, suivant le modèle SCOP ou des SCIC.
Comment se satisfaire d’une autonomie de gestion qui ne serait qu’accordée par un chef, et qui pourrait par conséquent être reprise sur simple décision d’un propriétaire majoritaire par exemple ? Quant au partage des fruits de la production, il doit faire l’objet d’une délibération démocratique, en prenant garde de ne pas laisser s’installer des logiques de précarité trop fréquentes dans le champ de l’ESS.
Enfin, s’il fallait retenir un point de vigilance, ce serait de bien garder en tête que se passer de patron, cela ne signifie surtout pas déserter la fonction employeur. Si, avec l’économiste Stephen Marglin, on peut légitimement se demander « à quoi servent les patrons », force est de constater qu’ils remplissent aujourd’hui (plus ou moins bien d’ailleurs) des fonctions essentielles dans les entreprises, fonctions dont un collectif autogéré doit impérativement se saisir.
Gérer les entrées et sorties du personnel, gérer les conflits, prendre soin du collectif et de ses membres, tout cela est primordial dans le fonctionnement d’une organisation. Travailler sans patron implique donc d’apprendre à s’employer mutuellement et à partager les responsabilités qui incombent aux chefs dans les entreprises hiérarchiques. Autant de défis, à la hauteur de notre désir d’égalité et d’émancipation, qu’il faudra relever pour que l’utopie dont est porteuse l’ESS soit bien réelle.
Les auteurs viennent de publier Travailler sans patron (Folio Actuel).
Simon Cottin-Marx, sociologie de l'économie sociale et solidaire, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) et Baptiste Mylondo, Enseignant en sciences sociales, Sciences Po Lyon
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.